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And the present is imperfect. And the future, well, it’s conditional. And the past’s a foreign land that I’m trying to understand.

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Les autres disséquaient des poissons, moi je disséquais mon cœur. Il était couvert de boursouflures et de rayures bleutées, comme des veines dilatées, la prof m’expliquait : “là c’est le tabac, ici c’est le stress, cette petite poche noire c’est l’aigreur”… Ce cours nocturne m’a écœurée. Dans la rue, seules les voitures étaient encore couvertes de neige, de gros champignons blancs étincelants alignés. -8 degrés ce matin à 7 heures 31 en attendant le bus, j’ai senti mes doigts se décrocher et mes pieds se transformer en fourmis, mais j’aime les ciels violets, c’était déjà ça. Monsieur Passager n’était pas là car j’avais une demi-heure d’avance, à cause de la dissection de mon cœur. La femme en fauteuil roulant se répétait à elle-même “il n’y aura pas de place, il n’y aura pas de place”. Quand le bus est arrivé, en effet elle ne pouvait pas y rentrer. Lorsqu’il a démarré, je voyais bouger ses lèvres bleuies par le froid, j’ai deviné ce qu’elle se disait. Elle était maigre, son pantalon flottait sur ses jambes coupées. Elle se tordait violemment les mains. Il y avait tellement de douleur gravée sur sa peau… En la voyant s’éloigner, j’ai frotté mes paupières pour les assécher. La conductrice disait “bonjour” à chaque voyageur. Comme j’ai été la seule à lui répondre sur une trentaine d’usagers, mon “bonjour” m’a paru incongru. Mais elle m’a lancé un regard reconnaissant.
Une boisson chaude pour me réchauffer : clic-cling-brzzz, ces bruits familiers ont quelque chose de désagréablement rassurant, après ma mort cette machine continuera à faire clic-cling-brzzz. Les chocolats des distributeurs paraissent constitués d’eau. De l’eau, des bulles savonneuses sur le dessus, et trop de sucre. J’ai repensé aux aires d’autoroutes : les chocolats chauds instantanés et les soupes à la tomate des trajets Normandie-Var des grandes vacances. Les “c’est quand qu’on arrive?” qui rendaient mon père furieux, mais je ne pouvais pas m’en empêcher : c’était toujours encore plus long que dans mes souvenirs. Je jouais avec mes pieds, pied gauche était bavard et pied droit était agité ; je chantonnais du Renaud, “elle est pire qu’un juke-box! Tais-toi! j’arrive pas à me concentrer sur la route!” ; je grignotais des gâteaux au chocolat pour les vomir dans les virages ; je suppliais le chat d’arrêter de miauler tout en repoussant le chien qui bavait sur mon épaule… Les bâtiments blêmes cerclés de goudron, l’odeur d’essence, les néons, les tables en plastiques aux couleurs criardes, les présentoirs de cassettes que je faisais tourner, le silence fatigué, les courants d’air… Même un chocolat chaud peut me donner le cafard.
J’arrive dans la bibliothèque, toujours frigorifiée. Mon Ptit Vieux Préféré s’exclame : “ah c’est du bon air là dehors!” C’est de l’air froid surtout. “Du bon air sain!” Froid. “ça fait du bien de respirer le bon air du matin!”. Bin ça donne froid, quoi. Sur mon bureau il y a des “livres rendus” qui n’ont jamais été enregistrés comme emprunts, l’imprimante est vidée de son encre avant d’avoir été utilisée… “Oui il y en a qui se croient chez eux”. Ni l’un ni l’autre n’avons le courage de jouer aux policiers. De toute façon, “c’est pas moi” revient au moindre interrogatoire. Il n’y a jamais aucun responsable de quoi que ce soit ici. Les imprimantes se vident toutes seules, les historiques de l’ordinateur se remplissent par magie, et les livres aiment bien aller se balader voire disparaître en notre absence. J’étouffe un début de rire nerveux en imaginant le gros volume (disparu) sautiller sur sa tranche et sauter dans les roses par la fenêtre, “qui m’aime me suive” et hop la bibliothèque se vide. Bon, je me calme et je passe aux choses sérieuses.
A table I. me demande : “alors, ils t’ont dit s’ils te renouvelaient ton contrat?” Non, toujours pas, on en discute disent-ils. M. intervient : “fais gaffe, celle qui était là avant toi, ils lui ont annoncé le dernier jours qu’ils ne la gardaient pas, tu devrais chercher ailleurs au cas où”. Oui, c’est ce que je fais. Peu après le repas, mon Ptit Vieux Préféré vient me parler d’un congrès auquel, dit-il, nous nous rendrons dans 8 mois. Mais vous croyez que je serais encore là? “Logiquement oui” Je ne sais pas, je n’ai toujours pas eu de réponse claire… “Je crois que le projet c’est de vous garder.” Toutes ces informations contraires me troublent quelque peu… Je pense à voix haute : en tout cas si je ne suis plus ici, je reviendrais quand même vous voir régulièrement. “Vraiment?”, il semble tout étonné. Oui, bien sûr. “Pourquoi?” Parce que vous êtes mon ami. Je prends conscience de cette vérité en l’énonçant. Il est tout ému … Bonhomme attendrissant, va.
Je fume une cigarette adossée à la porte du bâtiment. Etrange atmosphère. Il n’y a pas un souffle de vent, tout est fixe, la neige immaculé accentue encore la lourdeur de ce qui se découpe devant moi, comme si rien ne pouvait plus évoluer à cet endroit. Un seul oiseau se manifeste, son chant me fait penser à l’Oiseau à Ressorts… Face à moi, il y a des traces de roues dans la neige, elles pourraient appartenir à une tondeuse… Mais qu’est-ce qu’une tondeuse viendrait faire sur une pelouse enneigée ? En fait l’étrangeté vient surtout du fait que les traces s’arrêtent au beau milieu du pré, à se demander comment l’engin, quel qu’il soit, a pu s’envoler. J’analyse quelques secondes la situation et puis je me force à ne plus y penser car si j’avais la réponse, cette vision perdrait sans doute tout son charme…
Au retour, le garçon plus petit que son cartable a peur de de ne pas savoir aller à l’école tout seul sans sa maman ; la fille en blanc se demande si elle réussira à avoir un stage parce qu’elle se sent vraiment trop nulle et d’ailleurs de toute façon si elle en a un elle n’y arrivera pas : va savoir pourquoi je l’aime bien sans la connaître ; minuscule mamie a hâte de rejoindre l’Abbé Pierre, elle n’a plus aucune mission dans ce monde là explique-t-elle et il en a de la chance ; E. me demande à quoi je pense. A la moisissure qui arrive par toutes petites taches sans signe avant-coureur, au ver dans le fruit, à ces pourrissements traîtres que tu ne vois pas venir avant de ne plus pouvoir les ignorer.
Incertitudes… incertitudes… incertitudes…
Mais où tout cela va-t-il donc me mener ?

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