Le vendredi et le samedi soir, j’écoute involontairement les musiques extraites des appartements voisins, réduites à un brouhaha dissonant. A la quatrième fenêtre de l’immeuble d’en face, celle que je vois si je jette un œil vers la lumière du jour ou des lampadaires depuis mon canapé, des jeunes filles en robe noire s’enroulent autour d’un balcon, cigarettes entre deux doigts et verre aux lèvres, dans des poses négligemment sophistiquées. Au téléphone, je les raconte à mon amoureux : elles, les clients du bar d’en bas, les jeunes gens qui passent leurs nuits à boire des bières sur les marches de l’escalier ci-dessous (apparemment heureux d’être inconfortablement installés), les derniers et les premiers pépiements d’oiseaux… bref, la bande sonore de ma passivité. Il fait de même en me narrant la soirée qui se déroule à côté de lui… Car l’un sans l’autre, nous ne sommes que des témoins, l’un comme l’autre. Petit à petit, nous cheminons de l’extérieur vers l’intérieur : anecdotes amicales, professionnelles, commentaires de disques, de concerts, de films, de livres… autant de tentatives pour trouver des expériences communes malgré la distance… Quand je raccroche, six heures après au minimum, j’ai l’oreille brûlante et la gorge serrée, comme si j’en avais écouté trop sans en dire assez, ou comme si j’avais parlé pour ne rien dire en omettant l’important… ou l’indicible ?
Durant mon sommeil, j’assiste aux concerts de groupes que je ne verrai probablement pas, touille des œufs à la coque dont le jaune devient sanglant et déborde de la coquille dentelée sur la terrasse africaine d’antan, butte contre les pieds d’un porc égorgé tandis qu’une belle demoiselle dévoile une longue queue à la place de son nombril qu’elle masse frénétiquement, puis des gens patinent sur les sillons d’un disque vinyle, et je fais des achats avec une carte bleue gigantesque et triangulaire, sans oublier d’arracher des branches d’arbres recouvertes de givre en plein été… Mes rêves sont agités et incompréhensibles, alors que ma vie quotidienne est langoureuse et prévisible, c’est déjà ça, ou peut-être pas.
Au matin, je m’étire, ouvre un œil sur l’heure, me rendors vaguement enroulée sous le souffle ronronnant du ventilateur, avant de décréter, longuement après la sonnerie du réveil : “allons, allons, il y a une journée à vivre” : une constatation énoncée avec le calme du renoncement, sans désespoir ni euphorie.
Alourdie par la chaleur, je descends mollement l’escalier, trop souvent jonché de vêtements, de poubelles, de bouchons en liège et de capsules de bières. Lorsque l’orage éclate enfin, je remonte au bord de ma fenêtre, assise sous la mezzanine, les jambes nues allongées sous les gouttes, et les éclairs pour seule lumière dans un appartement dont toutes les lampes ont grillé les unes après les autres (depuis quelques temps, j’utilise une lampe de poche pour me déplacer). La pluie jette des taches brunes sur ma nuisette, le vent fait onduler mes rideaux, terre et ciel prennent enfin vie et m’entraînent dans leur danse. Cependant, après l’orage, tout meurt s’apaise trop vite, le décor retrouve son immobilité angoissante et moi, ma place de spectatrice indifférente. Secrètement, j’espère les orages comme d’autres rasent un village en lançant une bombe… C’est puéril, mais au fond je souhaite la place nette, l’ordre, l’indubitable fut-il champs de ruines… En vain et tant mieux, car je ne veux pas réellement quitter ce que je possède. Oh mais tout le monde la connaît l’histoire : “un seul être vous manque et tout est dépeuplé”.**
A défaut de savoir faire autre chose, je lis beaucoup, de très bons et de moins bons livres. Au détour d’une page du Parfum des étés perdus, ma mémoire rejette des pans de vie oubliés : le héros déguste de la boutargue, qui connaît encore cet aliment ? Des tranches d’œufs de poissons fumés, posées sur du pain beurré avec un filet de citron… Des tartines que j’ai avalées sur l’extrémité d’un bateau de pêcheur, de nombreuses années auparavant. Le flot du soleil s’écoulait sur ma peau en la brûlant, mais les embruns me faisaient frissonner. Comment ai-je pu oublier ces instants de pur plaisir sensuel ?
Ailleurs, dans un autre bouquin, je retrouve les nuits hivernales normandes, quand j’emmaillotais ma main droite dans mes cheveux longs pour la réchauffer – car mon bras droit soutient toujours ma tête sur l’oreiller – les pieds posés sur la brique qui avait inspiré la chaleur d’un feu de cheminée toute la journée. Je dormais toujours nue auparavant (ma mère m’affirmait que les chemises de nuit ou les pyjamas n’étaient que pudeur inutile) mais désormais, mes parents ironisaient : “un pull, un caleçon long et des chaussettes pour dormir, tu ne veux pas un bonnet et une écharpe tant que t’y es ?” Ah mais il fait si froid, si gris aussi, quand on passe son adolescence en Normandie…
Parce qu’un souvenir en appelle un autre, je me déplace sans bouger du lit aux noix humides à jeter dans des paniers l’automne venu ; aux pommes à cidre petites et aigrelettes, si vite fripées et étriquées comme les visages de certaines vieilles dames aigries ; à la coupure de l’arrosoir, là, sur la paume (ligne de vie, d’amour, de chance, je n’ai jamais retenu ces conneries) quand il fallait nourrir les lapins ; aux après-midi passées à écouter Nirvana dans la cour du lycée avec les bonbons de l’épicier d’à côté… Oui, la campagne normande était belle mais elle me frigorifiait.
La musique saisit aussi les fils de ma mémoire pour me diriger ici et là. Sur ce titre de Miranda Sex Garden, je dansais entre les chandeliers d’une boite de nuit gothique hideuse en essayant d’écarter un jeune homme aux cheveux gras, alors mon amie a posé son chewing-gum dans un cendrier avant de presser sa bouche mentholée contre la mienne… Pour s’excuser, elle m’a chuchoté : “s’il croit qu’on est lesbiennes, il partira” ; il n’est pas parti (au contraire, il n’en était que plus excité), mais elle si finalement, malheureusement…
Cet autre disque m’avait été gravé par un ami au cours d’une longue nuit d’ivresse. Au matin, il avait quitté mon appartement sans faire de bruit. Ne restait de lui qu’un bout de papier avec, au crayon, le schéma des cordes d’une guitare. En dessous il avait noté : “ces accords sont tristes, ceux-ci sont joyeux”. Je venais d’avoir ma guitare et cherchais l’enseignement d’un guitariste comme lui. Je suppose que j’ai dû fendiller la chair de mes doigts pour réussir ces accords, mais je ne m’en souviens pas. En revanche, je me rappelle de mon sourire mi attendri mi amusé face à ce bout de papier, et de ma première impression : est-ce tellement facile, simple, de provoquer la joie ou la tristesse chez l’auditeur ? Cette idée donnait à la musique un aspect mécanique qui me déplaisait…
Même si ce que j’écris peut avoir une tonalité plaintive, j’étais sincère l’autre jour en affirmant : “j’ai le meilleur job du monde”. D’ailleurs, soyons honnêtes, c’est à peu près tout ce que j’ai ici, mon travail est mon seul lien rationnel à cette ville. Cependant, j’ai sincèrement hésité quand mon amoureux m’a proposé : “j’ai la possibilité de rester un an de plus si je le souhaite, en quel cas tu pourrais me rejoindre. J’aurais assez pour nous faire vivre tous les deux de toute façon, et tu pourrais en profiter pour écrire, essayer de te perfectionner… Si tu n’avais que ça à faire, ça vaudrait le coup d’essayer non ?” “Oui mais, si je n’y arrivais pas, et/ou si l’un de nous en avez soudain assez de l’autre, que deviendrais-je ? Dis, où pourrais-je trouver un travail dans lequel j’ai autant de liberté, aussi peu de stress, un sous-sol plein de trésors avec vue sur les roses, dans lequel je peux bosser pieds nus en dansant sur du rock si j’en ai envie, où donc dis ?” Pendant la semaine suivante, je me suis souvent imaginée, dans ce village irlandais, dans cette situation… Ce n’était pas déplaisant. Alors bizarrement, quand il m’a annoncé : “finalement, il vaut mieux que je te rejoigne en janvier et on vivra à Lyon, moi je m’en fous du moment que je suis avec toi”, je ne me suis pas sentie soulagée. Moins inquiète, rassurée, flattée, oui, mais avec une gorgée de regrets à avaler, une occasion manquée à assumer.
Je n’ai pas tellement de raisons de vivre à Lyon au fond, mais tout de même… Certes, j’ai peu d’amis lyonnais, mais il suffit d’un coup de téléphone pour que ma copine débarque : “je suis sur la page du site SNCF, si tu me dis oui, j’arrive dans moins de deux heures !” Je me demande si elle sait à quel point je tiens fort à elle, à Kermitou et à ses rejetons, à la bouteille de Baileys qu’elle apporte quand elle vient (non cette dernière remarque était une excuse pour ne pas avoir l’air d’un bisounours), sans parler des conversations interminables avec L. l’amie très lointaine mais éternelle.
Et puis, certainement, je pourrais écrire : la beauté de la grêle et du vent sur le Rhône quand on ne sait plus où regarder tant la rivière se modifie, remue et se colore jusque dans ses profondeurs ; raconter des rencontres curieuses : un alcoolique qui brandit une “épée”, un vieil homme qui danse et grimace dans un bar ; ces cinq filles autour de moi sur une terrasse : les rires entrecoupées de confidences graves dans la fumée des bouches tandis que le joint tourne, un pique-nique au bord d’un lac, et tant d’autres instants à emprisonner…
Malgré tout, lorsque je tamise mes journées, j’en reviens toujours à l’absent et au passé… Celui-là même dont je voulais m’échapper autrefois, en rêvant à un ailleurs indéfinissable, tournée vers les fenêtres sans les voir, les prunelles vidées par l’imaginaire. Alors, un jour peut-être, je me souviendrai avec nostalgie de cette année vécue à guetter ses messages, ses colis, agrippée au téléphone jusqu’au milieu de la nuit… Et si ce moment survient, je revivrai certainement ce qui m’entoure sans s’incorporer à moi : les discussions, les rencontres… les belles choses qu’actuellement je traverse de manière fantomatique parce que je suis trop obnubilée par son absence et les longs mois à venir avant son retour, pour trouver de la saveur à ce que je vis sans lui.
Chamellows – Summerfun
(oui c’est chaotique et faux, justement.)