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Quand j’étais plus jeune, j’envisageais de me faire tatouer une boussole sur la peau afin de garder le Nord. Finalement je m’étais fait tatouer des masques. Je n’ai jamais su faire les bons choix.

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La lumière se lève avec moi, elle donne une couleur chaude, ocre, à ces immeubles de banlieue, encore acier-bleutés la semaine dernière… J’essaie de retrouver des images de mon rêve, reconstituer les chapitres oubliés au réveil ; j’étais nue sous une couverture marron-sable-mouillé quand le patron m’avait trouvée, et il m’avait sauvée mais j’ignore de quoi, en échange je devais travailler. Au début, je pensais que mon travail consistait à faire le ménage, mais il voulait enlever la couverture pour “voir la marchandise”, alors je prétextais que j’étais encore malade. Ensuite je comprenais que j’étais là pour me prostituer, c’était dans une sorte d’usine avec des machines bizarres dont je ne voyais pas l’utilité. Il y avait énormément de filles, nous étions enfermées. Près de chacune d’elles, était posé une sorte de boitier avec une lumière verte et une lumière rouge. Quand la lumière verte clignotait, cela signifiait qu’un client nous attendait et la fille concernée y allait. Je faisais semblant d’être mourante mais au bout d’un moment ça ne fonctionnait plus, alors je débranchais ma machine en douce, ils s’en apercevaient, je fuyais dans des couloirs, je voyais des ordinateurs géants partout… Je n’ai jamais fait un rêve qui ressemble à ça, sinon je pense que je ne l’aurais pas oublié… Le plus bizarre étant que j’ignorais qui j’étais dans le rêve, je ne savais pas comment j’étais arrivée là et je n’étais même pas capable de donner mon nom quand on me le demandait, les gens répétaient “c’est une amnésie due au choc”, quel choc ? Personne ne répondait… Ce n’était pas vraiment un cauchemar, je ne me sentais ni effrayée, ni mal en le quittant, il n’y avait qu’un léger malaise, un peu comme devant un film malsain finalement. Tous ces gens inconnus, ces décors inédits et même moi qui ne me reconnaissait plus… Les images me laissaient la sensation d’un film dont je ne serais pas actrice. D’ailleurs, au fur et à mesure que le bus roule, j’en viens à me demander s’il s’agissait réellement de moi ou s’il est possible de rêver de quelqu’un d’autre, d’une héroïne imaginée…
Quand il a longé le fleuve, j’avais cette vieille chanson dans la tête en regardant le pont… Je ne connais plus son titre. Une jeune fille veut aller danser au bal qui a lieu sur un pont et sa mère refuse. La fille met “sa robe blanche et sa ceinture dorée” et part dans le “bâteau doré” de son frère. A la fin les cloches sonnent, la mère demande pour qui elles sonnent, c’est sa fille et son fils qui sont morts quand le pont s’est écroulé… A ce moment de la chanson, ma mère fondait en larmes et dans ma tête je la traitais de “pleurnicharde”. Parce que c’était le sort de toutes les filles qui pleuraient autour de moi : des pleurnichardes. Quand j’étais petite, je ne pleurais quasiment jamais. Je me contentais de faire semblant quand ça m’arrangeait… Alors je ne supportais pas les copines qui se mettaient à geindre en réclamant leur maman ou la maîtresse sans arrêt, j’étais méchante avec elle pour les faire taire, comme mon père avec moi les rares fois où je pleurais…

Sous la fenêtre de la bibliothèque, le garçon débroussaille. Il s’attaque à l’une des plantes et je proteste, prise de pitié pour des pétales roses pastels : “ah non mais elles sont jolies celles-là”, “c’est de la mauvaise herbe, ça asphyxie les bonnes pousses” répond-il en enfonçant rageusement sa bêche dans la terre. Il ne sait pas qu’il a été le héros d’un conte que j’ai raconté à une gamine la semaine dernière. C’était l’histoire d’un garçon qui ne savait communiquer qu’avec la nature, son histoire. Quand un être humain lui parle, il rougit, bafouille, regarde ailleurs, se mordille les lèvres et tord ses mains… Il est mal à l’aise au point que c’en est douloureux de le pousser à dialoguer. Pour communiquer un minimum avec lui, il faut rentrer dans son univers : la quantité d’espèces d’arbres, de fleurs, de plantes, les lieux où ça pousse, leurs caractéristiques, leurs besoins et alors là, il devient impossible à interrompre et il s’enflamme facilement… Comme lorsque quelqu’un proposait de couper les arbres du parc, il refusait catégoriquement, “un arbre ça souffre, d’ailleurs ça saigne quand tu le coupes !” Il défendait cet arbre avec autant de vigueur que l’avocat d’un homme innocent condamné à mort ; de même qu’il torture cette mauvaise herbe comme s’il combattait l’ennemi. C’est un drôle d’individu, il m’intrigue beaucoup et sa passion pour la nature m’émeut sans que je sache vraiment l’expliquer. Dans mon conte, une princesse essayait de l’ensorceler pour l’obliger à se montrer et à écouter. Heureusement, le sommeil a saisi mon auditrice avant la fin, car je ne trouvais aucune fin. Au début j’avais dans l’idée de changer le héros, il serait devenu aussi curieux du comportement humain que du développement des plantes tropicales, et son amour aurait été dirigé vers l’humanité par l’intermédiaire de cette princesse dont il serait tombé amoureux. Et finalement cette fin m’a paru trop triste… Pour la nature qui ne pourrait plus l’entendre, pour lui qui perdrait sa passion et puis pour la princesse qui ne l’aimerait sans doute plus s’il était comme tous les autres princes du royaume…
Je prends ma pause dans une odeur d’herbe fraichement tondue. Je demande “et ça c’est quoi” face à toute verdure que nous croisons pour l’entendre répondre et je précise “non, le nom scientifique”, parce que c’est encore plus farfelu d’entendre ces mots inhabituels les uns à la suite des autres, on dirait une langue ancienne…

Oiseau qui piaille en s’éclaboussant d’eau dans le lac, tiges collantes entre mes doigts, pollen sur lequel je souffle bêtement comme pour le plaisir de réveiller mon allergie… Je libère mes cheveux pour réchauffer mon cou car “il fait beau mais le fond de l’air est encore frais” comme dit Madame Cheveux Bleutés. A proximité de moi, Mère Fatiguée soupire : “j’ai interdit à la maîtresse de le laisser jouer dans le sable et ça continue, tous les soirs il revient avec le pantalon marron de sable”. “Il”, fiston blondinet à fossettes sourit d’un air gêné, à la fois fier d’être le sujet de conversation, et honteux de ses bêtises parce qu’il est bien obligé d’avoir l’air un peu coupable. “Il a 5 ans vous allez me dire que c’est normal.” Oui madame, c’est ce que je vous dirais si vous me posiez la question. A 5 ans on a le droit de bousiller ses godasses dans les flaques d’eau, ses pantalons dans le sable, ses dents avec des sucreries, et tout ce qui s’en suit. Le lézard prend le soleil sur le mur quelques instants, puis s’éloigne d’une manière saccadée au moment où je m’approche. Je suis sure que ce fil de toile d’araignée qui scintille entre les herbes est impossible à distinguer depuis un autre endroit, il faut être sous le troisième arbre à gauche devant la pomme de pin… Je me sens sereine, légère, en vacances, sans devoir à accomplir, agréablement suspendue dans le temps. Le printemps me fait souvent cet effet, comme si la ville n’était pas encore aussi endormie qu’en été, tout en étant plus doucement chaude qu’en hiver, à peine somnolente…

Il y trop de génoise dans mon dessert, ou alors ce sont ces conversations qui rendent l’absorbtion difficile, lourde. C’est terrible de ne pas être d’accord avec les propos des gens et de fermer sa grande gueule même en étant scandalisée, parce que ce serait inutile de toute façon… Sur certains sujets, seuls les dialogues de sourds sont accessibles, donc je fais patauger ma cuillère dans la crème, n’en lèche que l’extrêmité… Un comportement de gamine : jouer avec la nourriture au lieu de la manger. Mais même gamine, je ne jouais pas réellement, c’était déjà un stratagème, une excuse pour ne pas l’avaler. On ne me demande mon avis que dans ce genre de situation “t’es d’accord avec moi ?” Un petit cercle dans la crème, une gorgée d’eau, un raclement de gorge pour ravaler les mots indésirables, et puis “pas vraiment mais enfin je ne sais pas, je ne connais pas assez le sujet pour en parler”. J’ai compris maintenant que c’était la réponse la plus diplomate : elle évite d’acquiescer contre son gré et au lieu de froisser l’interlocuteur, elle l’enorgueillit en lui donnant l’illusion d’avoir plus de connaissances que les autres. D’ailleurs je vois l’éclat de satisfaction dans son regard, “il faudra que je t’explique plus précisément un jour…” Mais oui, évidemment, pose la fourchette dans l’assiette et s’exclame victorieuse “c’est l’heure de se remettre au travail !” avec un enthousiasme non feint.

Mon Ptit Vieux Préféré est courbé, recroquevillé sur son nombril, le regard morne. J’aimerais le transformer en poupée, je lui raidirais les jambes, l’obligerais à se tenir bien droit, lui montrerais la beauté de ce qui l’entoure (comme il le fait si bien avec moi) en lui ouvrant grand les yeux, et ensuite seulement je le ramènerai à la vie humaine… Je connais les raisons de sa déprime : encore un décès dans sa famille. Il les voit tous mourir les uns après les autres cette année et outre le chagrin, le phénomène le renvoie à sa propre mort. Alors il se plaint d’à peu près tout, ses rhumatismes, ses oreilles, sa vue, son sommeil, son cerveau aussi : “je sens bien que je ne réfléchis plus comme avant”. Et j’ai l’impression, fausse ou non, qu’en ayant ce comportement il s’avance encore plus vite vers la tombe. Comme si ce qui le sauvait jusqu’alors, c’était son énergie, son agitation… Son goût pour la musique, les livres, les fleurs, la couleur des feuilles, les animaux sauvages, les étoiles… Maintenant il a fermé tous ses sens et s’est replié sur lui-même. A midi, juste avant le dessert il m’a demandé “il tarde à arriver le second plat”, “euh… le dessert vous voulez dire ?”, “nous n’avons pas eu que l’entrée ?”, “bin non, il y a eu l’entrée et puis un gratin dauphinois…”, “Ah oui c’est vrai” a-t-il dit sur un ton hésitant avec un petit rire gêné… Mais en le regardant, je n’étais pas certaine qu’il s’en souvienne réellement. D’ailleurs un autre m’a dit “je l’ai croisé qui marchait dans le couloir sans aller nulle part, il avait l’air oppressé”. J’espère que ce n’est qu’une mauvaise période parce que je me suis attachée à lui comme à un membre de ma famille. Enfin il est vrai que c’est une habitude chez moi de retrouver mon grand-père chez tous les vieux hommes sympathiques (mais ils ne sont pas toujours sympathiques les vieux, donc ça reste rare). Et puis, égoïstement, je ne veux sans doute pas avoir à y assister, le regarder décliner…

Dans le bus au retour, je commence ce livre… comment dire… surprenant. Au début je suis prise dedans, j’ai envie de souligner certaines phrases et je pense à lui en raison de certains passages, mais ces mélanges de souvenirs hachés sans paragraphes ni chapitres commencent à m’étourdir, me donnent littéralement mal au coeur, trop plein d’images qui affluent dans ma tête alors je le repose pour reprendre mon souffle dans un peu de musique douce, Cocorosie parce que ça me détend toujours. Je ne sais pas si j’aime ou si je déteste ces Mauvaises Pensées pour l’instant, en tout cas je n’ai jamais rien lu de tel…

Je marche dans la rue lorsqu’il m’appelle. Sa voix est loin, ça grésille, j’entends plein de bruit derrière, je me sens un peu comme dans une romance américaine, quand le personnage masculin appelle sa compagne du fin fond du monde, elle répond alors qu’elle est toute seule dans une autre ville, il me semble que j’ai vraiment déjà vu cette image. Ou alors il n’y a pas qu’en rêve que je me sens irréelle. Dans les romances américaines, la musique qui les accompagne est généralement U2, mais là non, pas du tout et ce n’est pas plus mal ainsi. Comme dans le scénario, je voudrais lui dire des tonnes de paroles, ou alors juste quelques mots importants, mais je reste silencieuse. A cause du bruit sur la ligne, de cette sensation que ça va couper quand certaines phrases ne tolèrent pas les interruptions. Je me sens déjà bête à l’idée de les prononcer, alors si en plus je suis confrontée à un “clic bip bip”, je vivrai un grand moment de solitude. Non de toute façon ça n’a rien de romantique, “toujours pas”, mais ils disent quoi ?, “revenez demain”, et ça peut durer combien de temps comme ça ? Allo je t’entends pas ? Allo… J’ai une intense envie de jeter le téléphone par terre et de le piétiner, mais je me contrôle, je suis une grande fille. Repose le combiné dans le sac et attend que les battements cardiaques se calment pour attaquer la longue montée qui m’amènera chez moi.

Plus tard, quand la nuit est tombée sans que je m’en rende compte, le numéro de mes parents s’affiche sur mon téléphone, je m’exclame : “qu’est-ce qui se passe, vous m’avez déjà appelé hier ?”, mon père murmure : “tu as oublié son anniversaire, elle est toute déçue, peuchère…” Et merde, samedi je lui ai acheté un cadeau, hier encore je disais à quelqu’un que son anniversaire avait lieu le lendemain et je me suis quand même débrouillée pour l’oublier le jour dit… “Bon bin passe-la moi”… La petite voix de ma mère comme si c’était à elle de s’excuser “Non mais ce n’est pas important, c’est juste que je me disais : chaque année elle m’appelle, alors peut-être qu’il lui est arrivé quelque chose de grave, je m’inquiétais, sinon moi tu sais je m’en fous des anniversaires”. Est-ce qu’elle m’aime au point d’avoir oublié que l’an dernier il s’est passé exactement le même phénomène ou est-ce qu’elle fait semblant de ne pas s’en rappeler ? Il y a exactement un an moins un jour, elle avait appelé le lendemain de son anniversaire qu’elle avait vécu toute seule. Mon père, à l’étranger, avait également oublié l’événement… Si j’avais un fouet, je crois que je serais capable de me lacérer la peau tellement je m’en veux, et sa façon de s’excuser de me déranger me blesse davantage que tous les reproches au monde… J’ai déjà tellement peu d’occasion de lui montrer l’importance qu’elle a pour moi. Elle fait tout pour moi, je ne fais rien pour elle, et quand enfin la possibilité de lui témoigner amour et reconnaissance est possible, je la laisse s’échapper. Ma mère : mon plus grand amour et ma plus grosse culpabilité.

En raccrochant je constate que, en règle générale, je suis à côté de la plaque en ce moment. Samedi j’ai oublié mon code de carte bleue dont je me sers pourtant depuis plus de deux ans ; lundi j’ai tapé mon ancien digicode au lieu du nouveau, et régulièrement je me surprends à me demander : pourquoi est-ce que je me suis dirigée à cet endroit ? Qu’est-ce que je m’apprêtais à faire ?
Ce doit être la fatigue… Mais la fatigue causée par quoi au fait ? Je ne me sens même pas fatiguée… Il serait peut-être temps d’oublier un peu les contes sans fin, les noms des plantes, l’absence de l’étranger et les pensées torturées des romanciers pour se recentrer sur ces chiffres essentiels : mots de passe, code d’accès, date d’anniversaire… D’être un peu plus ancrée dans le tangible et le concret…

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