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les amants rêvés, les détails qui deviennent mystères, les voix sans visage…

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Avant toute autre perception relativement claire de la réalité, je me rappelle d’avoir constaté que l’oreiller était placé à droite, c’était drôle parce que j’avais rêvé de l’Amant… En son absence, mon oreiller est toujours au centre du matelat. Je n’ai un comportement maniaque qu’avec mon lit : il doit être soigneusement bordé au fond pour éviter qu’un courant d’air ou un monstre – que je suis incapable de visualiser – ne s’introduise sournoisement pour m’agripper les jambes ; la couette doit être également répartie sur les deux côtés du futon et l’oreiller est nécessairement parfaitement parallèle aux bords de ce rectangle. J’effectue toujours ces vérifications exactement dans le même ordre, avant chaque repos nocturne (ou diurne), ce qui ne manque pas de provoquer quelques remarques gentiment ironiques de mon Amant, lui qui peut dormir dans un lit anarchique… Lui qui peut dormir n’importe où d’ailleurs… Bref, ce matin, l’oreiller s’était déplacé à droite comme lorsqu’il dort à mes côtés. En allumant l’ordinateur, j’ai été très tentée de lui envoyer un message pour savoir si, par hasard, j’avais vécu dans ces songes. Je ne l’ai pas fait afin d’éviter d’être nunuche peut-être, ou parce que je n’avais pas envie d’entendre une réponse négative. J’ai préféré garder l’idée que nous nous étions physiquement rejoints grâce à nos rêves…

En sortant un bras hors du lit pour arrêter le réveil, il m’a semblé que la nuit avait une fraicheur hivernale, ce froid piquant qui donne envie de se blottir sous une couverture. J’ai allumé le chauffage pour la première fois depuis l’hiver dernier. Tout en prenant mon café au lait quotidien, j’ai attribué des petits étoiles jaunes à tous les mails auxquels je dois répondre. C’était complètement inutile… Cette mise en valeur de mes messages reçus devait avoir un peu le même objectif que la rédaction d’une liste. En effet, une liste de tâches à accomplir ne me sert pas tant à me rappeler de ce que je dois faire, qu’à me donner l’impression que j’ai déjà commencé à agir… C’est un premier pas, une façon de me dire “j’en ai conscience, c’est urgent, j’y pense”. Par conséquent, j’ignore quand je vous répondrai mais, sâchez-le, vous êtes étoilés en jaune vif, je ne vois plus que vous dans ma boîte aux lettres. Pour une raison que je ne m’explique pas, je me suis sentie très satisfaite en contemplant ma lumineuse boîte de réception électronique.
Ensuite, il y a eu l’un de ces trous temporels dans lesquels je tombe fréquemment pendant l’heure qui suit mon réveil. Il semble que je n’ai pas vécu entre mon troisième café au lait et la fermeture de la porte de l’immeuble, même s’il s’est vraisemblablement écoulé une heure et quinze minute entre temps. Dans la rue, j’ai réalisé que j’avais oublié de baisser le chauffage, bêtement mis au maximum (pour vérifier son fonctionnement). Je me suis dit que Le Chat risquait fort d’avoir fondu avant mon retour et j’ai visualisé, avec effroi, la présence d’une flaque poilue dans mon vestibule… Comme d’habitude, je n’avais plus le temps de revenir sur mes pas.

Au moment où les portes du métro allaient se refermer, une femme tâchée de boue et pourvue d’un sac-à-dos de randonnée, a surgi en courant du fond du wagon pour sortir… Trop tard. Elle a hurlé “gros connards” et “toi, ferme ta gueule !” à un étudiant qui n’avait pas prononcé un seul mot, et ne l’avait peut-être même pas entendue à en juger par le volume de son baladeur (sa musique dominait la mienne, c’est dire…). Tout le monde a baissé les yeux vers son journal, ses chaussures, ou le sol sale, avec l’expression concentrée d’un touriste face à un monument historique, parce qu’elle continuait à injurier la population. Comme je sentais qu’elle cherchait du regard un bouc émissaire avec lequel enclencher une vraie dispute, j’ai moi aussi fui son visage, même si ce n’est pas dans mes habitudes. Tout en examinant le tunnel obscur, je me demandais comment, en étant au centre-ville de Lyon, elle pouvait avoir l’air aussi sale que quelqu’un qui vient de passer une journée à patauger dans les montagnes irlandaises pendant une averse. Je lui ai inventé plusieurs passés, tous aussi peu crédibles les uns que les autres. D’autant plus qu’un second mystère s’est ajouté au précédent : pourquoi ne descend-t-elle pas à la station suivante alors que c’est le moyen le plus rapide de regagner celle qu’elle a raté?

A Bellecour, les agents de la sécurité bloquaient les voyageurs en les empêchant d’accéder au métro, afin de “désengorger le quai”. Autour de moi, j’ai entendu “ils font vraiment tout pour faire chier le monde !” “Quoi vous avez déjà commencé la grève bande de flemmards ?” “Tous les prétextes sont bons pour nous emmerder”. A force d’enregistrer, dans la bibliothèque, des articles de presse, j’ai de plus en plus souvent des expressions journalistiques toutes faites dans le crâne. Ainsi, à cette occasion, j’ai clairement entendu un journaliste annoncer sur un ton à la Groland (lequel ne parodie même plus la télévision finalement) “Hé oui, comme vous pouvez le constater (Jules-Edouard) je me trouve actuellement pris dans la grogne des usagers…” Ce réflexe m’a fait rire mais, tout de même, je n’ai pas compris pourquoi les gens semblaient d’aussi mauvaise humeur ce matin…
Surtout qu’il faisait beau aujourd’hui. D’habitude, quand le soleil brille ainsi et que je demande “ça va ?”, on me répond “très bien, comment est-ce que ça pourrait ne pas aller avec un temps pareil ?” Cette réponse garde, pour moi, quelque chose de saugrenu, comme toutes les phrases qui ne provoquent aucune résonnance dans mon vécu, mais je m’y suis faite. J’ai donc été rassurée de retrouver cette réaction en arrivant sur mon lieu de travail. “Comment est-ce que ça pourrait ne pas aller avec un temps pareil ? On a vraiment de la chance hein ?”

Mon Ptit Vieux Préféré m’a accueillie ainsi : “la grève a l’air d’être massivement suivie demain, notamment dans les transports, alors je crois qu’il faut faire son deuil de ce jour de travail… Restez chez vous loin des difficultés.” “D’accord… Je rattrappe la journée, vous me la comptez en jour de repos… Comment on fait ?” “Bah je vous en fais cadeau. De toute façon vous travaillez tellement efficacement pendant vos heures de présence qu’au bout du compte on s’y retrouve”. Il va de soi que j’ai été enchantée à l’idée de ne pas subir la longue attente devant la station de bus, le mécontentement des gens et la crainte de devoir rentrer à pied le soir venu… Peu après, il m’a donné des biscuits “de son pays”, “pour le petit déjeuner demain matin, parce qu’elle est pâlichonne en ce moment”. Au bout de deux ans et même plus, “elle” a renoncé à lui expliquer qu’”elle” était “pâlichonne” tous les jours, après un festin comme à jeun. De toute façon, je suis certaine qu’il m’aurait donné ses friandises qu’elle qu’ait été la couleur de ma peau, en réalité… Il fait partie de ces rares personnes qui ne peuvent pas faire un cadeau sans se sentir gêné, ou trouver un prétexte pour diminuer la portée de leur geste…

J’avais encore beaucoup de néant quotidien à tartiner mais je m’aperçois que trois heures de ma journée représentent déjà deux longues pages de mots, donc je n’ose imaginer la taille de ce texte si je décris les quatorze heures suivantes…
Il est minuit et demi, j’entends de nombreuses voix par la fenêtre ouverte, un attroupement de gens vraisemblablement… Des conversations curieuses se confondent “et le Père Noël et la Mère Michel et Jean Valjean” “Ouais c’est le Chinois qui m’a appelé” “Alors à 7 heures j’étais sur la nationale”… J’hésite à aller voir de plus près de quoi il s’agit, mais mon chat a dédaigné son poste de guetteur, j’en déduis que la rue est moins intéressante que d’habitude…
Derrière ce brouhaha, j’écoute des morceaux tristes mais je suis joyeuse, et souris en lisant le dernier message de l’Amant. Quand j’étais petite – mais vraiment petite – j’avais eu, pendant une brève période, l’envie d’intégrer un cirque, alors je m’entraînais à faire du trapèze, des anneaux etc. J’avais renoncé au cours de mon apprentissage de funambule, quand j’essayais de monter le fil toujours un peu plus haut, centimètre après centimètre… J’ai vite compris que je resterai au ras du sol. A cet instant, je distingue très bien le fil sur lequel nous nous hissons qui monte progressivement, mais sans difficulté cette fois-ci… L’équilibre et la confiance réciproque. Je me sens sereine ce soir ou ce matin.

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