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Où il est question de prières pour contrer un licenciement, de l’utilité de la littérature, de mon existence en tant que personne prénommée Nathalie durant trois minutes, de pain qui rend heureux et amoureux, et autres rencontres du lever au coucher du soleil.

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J’ai fermé la lourde porte de mon immeuble alors que les couleurs du lever de soleil commençaient à s’étaler en bas du ciel, au bout de la route. A cet instant là, j’ai su qu’il ferait beau aujourd’hui, même s’il faisait encore nuit. Sur le chemin que je suis en automate, mes yeux fatigués ne voient que des halos lumineux autour des phares, des feux, des arcs-en-ciels miniatures sur la chaussée humide, des visages sous les néons de la station de métro…

Soudain, je découvre Monsieur Passager Numéro 3 sur l’escalator à côté de moi. Après un salut courtois, il me souhaite une bonne année puis lance : “toujours fidèle au poste ? Vous avez bien redémarré le boulot ?” “Oui et vous, comment ça se passe ?” L’air résigné, il se contente de dire : “ça se passe, ça se passe… Ce n’est pas comme si c’était une vocation mais bon, c’est la vie. J’attends la retraite maintenant.” Je compatis et, en tant que bibliothécaire qui va travailler sans déplaisir, je savoure ma chance au passage, une fois de plus.

En voyant la foule remplir le bus au-delà de sa contenance, je décrète : “le prochain va arriver, je vais l’attendre”. Trois minutes plus tard, je monte donc dans un bus quasiment vide qui démarre avant le précédent puisque le conducteur de ce dernier ne parvient pas à fermer les portes entravées par les corps humains entassés. Selon les jours, consternée, j’oscille entre tristesse et fou rire face à cette scène de bêtise humaine qui se renouvelle inéluctablement tous les matins.

Mollement assise sur le siège, mes perceptions restent brusques et fragmentées : la larme scintillante sur la joue d’un petit garçon au visage impassible (quelle était la cause de ce chagrin récent ?), le sourire d’une jeune femme au regard vague, plongée dans une rêverie délicieuse de toute évidence (quelles sont les pensées qui l’emportent ailleurs ? Quel est l’univers agréable qu’elle se construit loin de ce trajet monotone ?). Entre la musique éthérée que j’écoute au casque et mes déambulations visuelles, je me laisse hypnotiser et manque rater mon arrêt. J’appuie sur le bouton rouge d’ouverture de la porte de justesse, mais la fraîcheur de l’air me revigore assez pour me ramener à la réalité. Je dépose des bises sur des joues et je serre des mains machinalement avant de rejoindre mon sous-sol habité de livres.

Une femme d’âge mur frappe à la porte, puis l’ouvre timidement. Elle me demande sur un ton très doux : “j’ai rendez-vous avec mon patron dans une demi-heure. Je crois qu’il va m’annoncer mon licenciement, alors j’aimerais savoir si vous avez des livres de prières que je puisse lire avant…?” Je suis touchée par sa question mais je n’en laisse probablement rien paraître en lui répondant : “De quelle religion ? J’ai des livres de prières juives, catholiques, musulmanes…” “Il y en a tant que ça ?” “Oui… Il y a beaucoup de religions et beaucoup de prières”. “Ce n’est pas important, c’est toujours le même Dieu…”. Je l’emmène dans des rayons qu’elle parcourt, visiblement indécise. Finalement, je l’aide en lui proposant un gros livre de “Prières de toutes les religions et de toutes les époques”. Elle le saisit timidement, comme s’il s’agissait de son seul espoir, fragile et à manier précautionneusement. Ensuite je lui souhaite bonne chance pour son rendez-vous malgré tout. Elle me remercie distraitement, avant de sortir en serrant l’ouvrage contre elle.

Ma deuxième visiteuse est une dame assez âgée. Elle m’explique qu’elle est couturière. Au sein d’une association, elle fabrique des vêtements de poupées et de jouets pour les enfants malades victimes de handicaps. Elle veut consulter une revue féminine parue entre 1920 et 1950 dans laquelle il y avait, toutes les semaines, des patrons de couture. Elle est la première personne à vouloir la lire depuis que je travaille ici (plus de cinq ans) et sans doute depuis plusieurs décennies d’après la couche de poussière accumulée sur cette étagère. J’ai déjà feuilleté un ou deux numéros de ce périodique lors de mon arrivée, par curiosité. On y explique aux jeunes filles à jupe au-dessous des genoux comment devenir de bonnes mères et des épouses disciplinées. Le contenu aurait de quoi rendre féministes les femmes les plus indifférentes au féminisme. Bref, je place des piles sur une table. Deux heures plus tard, je m’enquiers poliment des résultats : “vous trouvez ce que vous cherchez ?” L’œil brillant, elle m’explique avec enthousiasme : “oui et je trouve même des recettes de cuisine !” Je m’aperçois alors qu’en réalité, elle lit chaque exemplaire en intégralité, en revivant une bonne partie de son adolescence comme elle me le confirmera ensuite. Je songe, amusée, que je n’aurais jamais pensé qu’une femme puisse actuellement être nostalgique en lisant cette revue dans laquelle les filles sont des esclaves sans cervelle… La nostalgie emprunte décidément de curieux chemins.

Cette dame fait partie de ces individus qui ont une opinion sur tout et la communiquent très volontiers. Par conséquent, à la fin de la journée, j’aurais toutes sortes d’informations à son sujet, de son enfance à ses petits enfants, en passant par sa vision de la politique. A un moment donné, elle me confie : “quand je pense aux inondations en Australie, à ces gens qui ont tout perdu… C’est horrible non ?” “Si” (dis-je sans la moindre originalité) “A Lyon, il faut qu’ils se méfient aussi. La Saône et le Rhône ont déjà débordé par le passé” “Ah ? C’était il y a longtemps alors…” “Pas tant que ça, ma mère me racontait que petite fille, elle avait vu les gens circuler en barque en plein centre-ville” (étant donné son âge approximatif, et si c’est sa mère petite fille qui l’a vécu, c’était plus de cent ans plus tôt). Elle reprend : “ils construisent plein d’immeubles dans des zones marécageuses à Lyon en ce moment, or l’eau est comme la mémoire : elle repasse toujours là où elle est déjà passée”. Je ne sais pourquoi je me répète sans dire un mot “l’eau est comme la mémoire, elle repasse toujours là où elle est déjà passée”. Puis, je remarque intérieurement que décidément, les gens croient systématiquement qu’une situation qui s’est produite se reproduiraquelle que soit l’évolution de la société. En tout cas, prochaine inondation ou non, guerre à venir ou pas, je quitte la bibliothèque en fin d’après-midi sans avoir vu le temps passer, comme d’habitude.

Depuis qu’une longue grève des TCL m’a obligé à me déplacer à pieds pour ne pas perdre mon travail, j’ai pris l’habitude d’effectuer cinq kilomètres et demi de marche pour rentrer chez moi tous les jours (sauf averse de pluie ou de neige glaciale quand je n’ai pas de parapluie). Au dessus des quais, le ciel est aussi rose et suave qu’une fraise tagada. Je m’arrête pour déguster sa couleur de toutes mes prunelles, accoudée au pont. Je vois venir vers moi un homme barbu couvert de tatouages, en débardeur malgré la température automnale, au visage bouffi d’alcoolique et à la barbe épaisse. Il s’adresse à moi : “do you have a lighter please?” J’ai suffisamment prononcé cette phrase par le passé en Angleterre ou en Irlande pour la comprendre immédiatement donc je lui tends mon briquet. Lorsqu’il s’exclame : “oh you speak english!”, je comprends qu’il a dû poser cette question plusieurs fois en pensant : “idiots de Français qui ne comprennent pas que je veux un briquet pour allumer la cigarette plantée entre mes lèvres”. Je lui avoue modestement “a little bit but I am not fluent in english”. Puis, il me demande (en anglais) si je suis de Lyon. “No, I’m from Marseille” (c’est faux mais lui donner le nom du patelin d’où je viens m’obligerait à le situer plus précisément or cette idée m’épuise d’avance). Il a l’air très content de l’apprendre car il connaît Marseille, “le wieux porte and la cainnebier”, il jouait dans un groupe de rock qui faisait des tournées en France et notamment au Poste à Galène (que j’ai fréquenté durant mes années estudiantines). Ensuite il veut savoir : “What are you doing in Lyon ?” “I’m a librairian”. “Oh you’re a well educated girl!” Euh… “I hope so”.

”And what are you reading ?” Euh… “novels” dis-je pour simplifier. Il me raconte alors qu’il a lu beaucoup de romans dans son enfance et durant son adolescence, mais il n’en lit plus parce qu’il veut apprendre quelque chose quand il lit, donc il lit de la philosophie, de l’économie, des livres de sciences humaines… car un roman, ce n’est que du divertissement (“you know Stephen King ? Absolute Shit!” s’exclame-t-il vigoureusement). Si je n’avais pas la flemme de m’exprimer en anglais et si je n’étais pas fatiguée par ma journée de travail, je lui expliquerais qu’à mon avis, on peut aussi apprendre quelque chose d’un roman, en particulier s’il est bon. Et même si j’ai cessé de lire Stephen King à la fin de l’adolescence, ses bouquins en disent long sur les moeurs dans le Maine, l’alimentation des Américains (j’ai découvert l’existence des sandwichs salami-mayonnaise en lisant ce romancier, ce n’est certes pas vital mais ce n’est pas complètement inutile) et les principales angoisses humaines, mais bref, je n’ai pas le courage de me lancer dans ce débat. Je réagis donc à propos des livres de philosophie en lui annonçant que c’était mon domaine d’études à l’université. Nous énumérons quelques philosophes, Nietzsche en particulier (forcément), mais le soleil s’est couché entre temps alors je lui fais comprendre poliment qu’il faut que je rentre chez moi. “Be lucky!” m’ordonne-t-il en me tapant le dos d’une manière qui se veut certainement affectueuse (même si ma colonne vertébrale apprécie moyennement le geste). En continuant ma route, je constate que je n’aurais jamais imaginé que cet homme était aussi cultivé quand il s’est avancé vers moi… Foutues fausses impressions hâtives liées au physique et au look.

Dans la petite ruelle qui précède la longue montée pour rentrer chez moi, je pousse la porte de la boulangerie au propriétaire imprévisible. En fait, je fréquente peu les boulangeries depuis que nous sommes deux à vivre dans mon appartement puisque mon amoureux se charge souvent d’acheter du pain en quittant son lieu de travail. D’ailleurs, je n’avais pas besoin de pain lorsque je suis entrée dans la boulangerie de la petite ruelle pour la première fois. Je ne saurais jamais exactement pourquoi j’y suis allée. En tout cas, ce jour là, j’ai vu un boulanger pittoresque s’avancer vers moi. Son accoutrement lui donnait l’air de sortir d’un roman de Pagnol, un mégot faiblement incandescent entre les lèvres amplifiait son étrangeté (de nos jours, on ne fume pas dans une boulangerie). Il m’a apostrophé joyeusement : “bonjour Nathalie, une florentine comme d’habitude ?” Je ne me suis jamais appelée Nathalie et j’ignorais ce qu’était une florentine. Néanmoins, sans comprendre pourquoi, j’ai répondu : “oui bien sûr, merci”. “Y a pas de quoi, à bientôt Nathalie”. Je suis ressortie, un tantinet troublée.

Sans raison non plus, j’y suis retournée ce jour là. Cette fois-ci, il n’était pas visible lorsque je suis entrée. Néanmoins, j’ai entendu de loin : “bonjour, ça va comment aujourd’hui ?” “Bien.” En s’avançant vers moi, il a insisté : “vraiment bien ?” “Euh ouais…” Alors, l’air satisfait de son idée, il m’a conseillé : “je vous propose un pain des bois ma grande, ça rend heureux et amoureux.” Personne ne m’avait appelé “ma grande” depuis une quinzaine d’années environ, mais il était difficile de résister à un pain qui rend “heureux et amoureux” donc j’ai accepté sa proposition.” “Merci ma grande et bonne soirée !” m’a-t-il lancé alors que je sortais, perplexe et néanmoins amusée.

La nuit avait englouti la ville dans le brouillard et dans des halos de lumière assez semblables à ceux que je voyais au petit matin. Tout en gravissant ma jolie colline croix-roussiènne, je songeais avec reconnaissance à ces rencontres et à ces dialogues, intéressants ou futiles, qui colorent mon petit quotidien d’un léger nuage de singularité.

Boy Friend – D’Arrest

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