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Où il est question d’une visite post-mortem, d’une nausée de non dits, d’un présent en mine de crayons, de l’importance morale du nombre 100, et d’une étoile sur la chaussée *

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J’ai, avec les larmes, le même problème qu’avec n’importe quel engrenage : j’ignore généralement pourquoi elles commencent (précisément), et comment les interrompre… Durant toute la journée de mardi, j’avais la sensation de les couver, elles affleuraient et je n’arrêtais pas de leur ordonner “pas maintenant, pas maintenant”…

Mon sommeil avait été bref, et peu reposant. Je faisais du coloriage – sur ces grandes pages blanches dans lesquelles il faut remplir les motifs – et mon grand-père surgissait pour me complimenter à propos de la “belle tonalité de bleu” que j’avais utilisé. Surprise, je lui demandais : “mais qu’est-ce que tu fais là, tu es mort ?!”. Ensuite, dans ma chambre vide, je ne me sens pas très bien, et puis je suis tellement endormie qu’en me levant je regrette de ne pas avoir terminé mon coloriage… Il me reprochait régulièrement d’interrompre une activité avant de l’avoir achevée donc j’ai dû le décevoir, tout en n’étant pas certaine qu’il soit possible de décevoir le personnage d’un rêve, et encore moins des ossements au fond d’un cercueil.

Dans le parc, l’herbe est bicolore : bleuie à l’ombre sous les arbres, verte au soleil, tour à tour molle et insonore, ou figée et se craquelant sous mes pas. Non loin de moi, un père parle affectueusement à sa fille. En voyant la douceur avec laquelle il écarte une mèche de cheveux de son visage menu, je me rappelle des bons moments que j’ai tout de même vécus avec mon propre père… Ces matinées où nous passions l’étrille sur le corps boueux de la jument, en bavardant chaleureusement ; nos ballades en VTT dans la forêt, quand nous partions tous les deux avec nos gourdes et nos sandwichs, et que je répétais “je ne veux faire que des descentes”, il m’expliquait inlassablement “il ne peut pas y avoir de descentes sans montées !”, je le savais mais c’était comme s’il était assez fort pour pouvoir faire apparaître des descentes à longueur de chemin ; nos parties de dames et d’échecs ; nos dimanches après-midi passés à préparer des gâteaux ; les disques que nous écoutions ensemble… Tandis que ces souvenirs me reviennent, je comprends que je l’ai diabolisé, ou plutôt qu’il y a eu une période où nous pouvions être ensemble et nous parler. Récemment ma mère m’écrivait “je crois que c’est dur pour lui de te savoir indépendante, il te voit encore comme une petite fille, maintenant il se sent inutile”. Je pense que son comportement exaspérant à Noël ne révélait que sa déception, de me voir mener ma vie à côté de lui sans lui. Au fond, je suis déçue pour la même raison que lui.

Dans le bus, environnée de phares rouges – au milieu des embouteillages nocturnes – épuisée, je me sens glisser le long du siège comme si mon corps était privé d’os, devenu aussi léger qu’une feuille de papier et, sans cesse, je m’agrippe aux rebords pour me redresser. Le brouhaha général, les cris des enfants, les discussions des adolescents, les paroles incohérentes de l’animateur à la radio qui se mélangent à la musique de mon baladeur, la conversation imaginaire que je tiens avec mon père… L’environnement m’écrase, me domine. Cette sensation persiste lorsqu’un vent glacé m’accueille à la sortie, brûlant mes lèvres irritées car mordues à en avoir le goût du sang sur la langue.
Sitôt arrivée chez moi, j’essaie de l’appeler. Première sonnerie, deuxième sonnerie, troisième sonnerie… Cette attente renforce mon angoisse. Alors que je m’apprête à raccrocher (presque soulagée à cette idée), il décroche le combiné. D’une voix hésitante et un peu cassée, je dis “c’est moi…” Il soupire. Ce soupir aspire tous les mots que j’avais l’intention de prononcer. Je me contente donc de demander “passe la moi”, et le téléphone passe de sa main à celle de ma mère. J’ai la nausée en raccrochant, à cause de tous ces non dits coincés entre les entrailles et la gorge, ça remue…

Quelques minutes après, je me suis mise à pleurer. Je pourrais prétendre que c’était uniquement à cause de cet échec téléphonique avec mon père, ou d’un défunt resté présent à mes côtés malgré mon réveil, ou parce que tu m’as écrit “j’ai tiré un trait sur le passé”… Je ne t’en veux pas d’avoir rayé le passé, c’est à moi que j’en veux parce que j’en suis incapable. Quand tu dis que “les souvenirs nous font évoluer”, tu n’as pas tort. Néanmoins, certains nous construisent quand d’autres nous détruisent. Même si j’ai coutume d’affirmer, pour me rassurer, que toute expérience mérite d’être vécue et qu’on en sort nécessairement grandi, ce n’est possible qu’à condition de savoir tirer un trait sur certaines d’entre elles. Dans le cas contraire, je t’assure qu’elles nous rongent petit à petit, comme le taille-crayon sur la mine de plus en plus fine et fragile.
Cependant, à ce moment là de notre discussion virtuelle, je ne pleure pas encore. Les larmes jaillissent lorsque je lis : “je ne peux pas être heureux sans toi” et “j’ai dormi avec ta robe rouge contre moi”. Si j’avais été devant ma télévision et vu un acteur prononcer ces répliques, j’aurais eu un regard plutôt ironique sur la scène, haha quel cliché : le coup du vêtement de l’être aimé dans lequel on s’enveloppe tristement en son absence ! En revanche, t’imaginer toi que je visualise les yeux fermés, dans cette chambre que j’ai photographié au centimètre près, sur ce lit à côté de cette fenêtre, tenant cette robe que je portais la dernière fois où tu m’as serrée dans tes bras, c’est peut-être un cliché mais ça n’en reste pas moins bouleversant. Malgré tout, je continue à être agressive, sèche… J’ai préparé ces mots, ce venin, et je dois l’évacuer, indépendamment de tes réactions. C’est stupide puisque si tu étais tangiblement en face de moi, s’il n’y avait pas un écran d’ordinateur entre nous, je me contenterais de t’embrasser. Le lendemain, mon regard est resté mouillé, jusqu’à ce que je t’envoie une phrase anodine : “je me suis calmée.” C’était comme une formule magique, juste après l’avoir écrite je me suis sentie calme, apaisée, de plus en plus calme à mesure que les journées suivantes s’écoulaient.

Aujourd’hui, comme tous les ans, Mon Ptit Vieux Préféré et moi avons fait le bilan : dépenses, recettes, nombre d’inscrits et prévisions budgétaires pour l’année suivante, tout en le comparant avec l’année précédente. Ainsi je me suis rendue compte que nous avions 100 abonnés de plus que l’an dernier. (Rappelons que l’un de mes objectifs était de faire connaître cette bibliothèque avant qu’elle ne disparaisse sous la poussière.) Bon, 200 abonnés, ce n’est rien du tout. Cependant pour la première fois depuis une trentaine d’années, le nombre d’inscrits a augmenté au lieu de diminuer. J’ai refait le calcul plusieurs fois parce que je n’arrivais pas à y croire, et puis en revoyant les noms je me souvenais d’eux… “Ah oui, cette étudiante n’était pas là l’an passé en effet, cet homme non plus…” Cette découverte encourageante m’a redonné l’envie de continuer à travailler ici, surtout qu’un certain nombre de bonnes nouvelles (…) l’accompagne. J’ai lancé joyeusement à Mon Ptit Vieux Préféré “l’année prochaine il y en aura 100 de plus !” Il m’a serré la main pour conclure le pacte. Folle que je suis, j’y croyais en le disant, et même que j’y crois encore un peu.

Tout à l’heure, une minuscule étoile rose, plus petite que l’ongle de mon petit doigt, brillait sur l’asphalte et je la contemplais avec un ravissement stupide, m’émerveillant d’avoir su la distinguer sur le large trottoir. Sauf qu’en réalité, j’aurais sans doute contemplé n’importe quoi d’autre avec le même ravissement parce que je me sentais en adéquation avec tout, parce que… C’était bien, ce sera bien. Tirer un trait sur le passé, je ne sais pas le faire ; mais m’émerveiller du présent, j’y parviens encore, et c’est l’essentiel.

* Je trouve que seul le titre de ce texte vaut la peine d’être lu.

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