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décousue – absente – reflets

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Prunelles humides, démarche légère, envie de virevolter, fourmillements au bout des doigts…Je peux presque apercevoir le liquide pétillant circuler dans mes veines, se répandre dans chaque parcelle de mon corps, par tous les pores de ma peau…
J’entends d’une oreille ironique les deux adolescentes (14-15 ans) qui pouffent bruyamment derrière moi
[- Ma mère des fois elle me demande : à qui tu parles ? Et je lui réponds : bin j’en sais rien. Et là elle s’énerve et elle s’inquiète, elle dit qu’il faut que je fasse attention, et tout ça. Elle est trop nulle tsé, comme si tu pouvais te faire agresser virtuellement. Jte jure quoi. J’lui fais : mais d’t’façon si le type est nul ou qu’il est trop moche, jle bloque, c’est pas compliqué. Elle m’fait : c’est pas bien de parler à des inconnus. Attends j’parle pas aux inconnus dans la vraie vie, moi, c’est que sur internet.
– Ma mère c’est pareil. Elles sont super relou tsé elles captent rien.
– Mais MSN ça m’a trop manqué quand je l’ai pas eu pendant une soirée, tsé, mais dingue quoi.
– Ah nan mais c’est trop clair, MSN c’est trop bien. Les amis sur MSN y sont mieux que dans la vraie vie]

puis la dispute entre un homme et une femme dans la ruelle à proximité
[- puisque je te dis que je ne le pensais pas !
– Alors pourquoi tu l’as dit ?
– Merde chais pas moi pour déconner
– tu trouves ça bien de déconner à propos de mon poids ?! Putain tu sais que je souffre à faire ce régime de merde et tu me demandes si j’ai grossi ?! ça ne se voit pas que j’ai perdu 3 kilos ?!
– putain si ça se voit, chuis désolée]

Des bêtises, balivernes, bagatelles, dans l’air glacé sous les lampadaires.
La crêpe au chocolat chaude et fondante me réchauffe les doigts et le palais, j’aimerais dévorer jusqu’à son odeur sucrée, trop éphémère.
A cet instant je suis une narratrice omnisciente, comme si je pouvais tout embrasser du regard, ces passants, leurs vies, les lieux dans lesquels ils se rendent, ceux dont ils viennent, des lumières aux collines obscure, du premier au dernier pont sur le fleuve, et même l’infinité du ciel. Illusion due à l’exaltation éthylique, à la fatigue, à la fièvre, à tout ce qui m’a comme extirpé de mon corps. Je ne sens plus mes muscles ni mes organes, la lourdeur des membres à soulever et à mouvoir. Ne reste que la chair, sensible à l’air qui m’imprègne : sa température, ses odeurs, ses couleurs, son mouvements incessant, les cinq sens en éveil. Le monde m’apparaît souvent tellement plus beau lorsque je ne m’y sens plus inclue…

Ce soir j’ai cédé à cette vieille habitude : diffuser mes secrets aux inconnus, ceux que je tais à mes proches. Ce n’est pas nouveau chez moi, mais c’est devenu rare. Je m’épanche sur un bout de comptoir délavé, dans des oreilles anonymes, face à des yeux qui ne déshabillent que ma peau, sans se soucier de ce qui bat en dessous. Aucune crainte d’être jugée, je ne suis qu’une passante parmi d’autres, d’ailleurs mon interlocuteur aura tout oublié lorsque le jour se lèvera, il ne voit en moi que l’espace que je pourrais potentiellement prendre entre ses draps, une présence et de la chaleur tant que durera l’ivresse ; moi, je sais déjà que je ne le verrai jamais en dehors de ce bar, je ne connaîtrais même pas l’étreinte de ses bras, le goût de sa salive, ni même la texture de ses lèvres, je m’éloignerai avant d’être possédée. Alors il n’y a rien à redouter, les inhibitions peuvent se dérouler comme des pelures d’oignon au fur et à mesure des verres. L’alcool découpe les couches successives, irrégulièrement, par à-coups, entre flots de confidences et hésitations pudiques, mais quand le voile se soulève un peu trop, il n’est plus possible de le rabbattre. Mise à nue je ne frémis pas, puisque je ne m’appartiens plus vraiment, j’observe les entrailles de l’extérieur, rien n’est important. La confession sans la pénitence.
Mais un zeste d’acidité perdure après, quand vient le moment d’y repenser avec des regrets. “La prochaine fois je ne…”, c’est comme le “une dernière cigarette et j’arrête”, je fais toujours passer mes espoir pour des décisions. Je ne déçois que ceux qui y croient à ma place. Pourtant je leur ai déjà avoué que mes paroles ne sont que du vent, celui qui me pousse vers. Pour me donner l’illusion d’aller quelque part, de progresser. Ce souffle n’est viscéralement destiné qu’à moi-même, mes mots ne sont que des souhaits. Je n’y peux rien si vous les prenez trop au sérieux, il est pourtant impossible d’emprisonner ou d’alourdir une simple brise. Je ne sais pas être sérieuse, pas plus que je ne sais être sage…

Le vert de l’absinthe coulant sur le sucre m’a rappelé ce jour où nous étions assis dans l’herbe. Je n’arrive plus à me souvenir vraiment où nous étions précisément, je sais seulement que ce n’était pas l’endroit où nous avions prévu d’aller. C’était au printemps, ou alors en été ? Il faisait déjà chaud, j’étais bien, toi aussi je crois, t’en souviens-tu encore ? C’était sur l’île ou juste à côté, il me semble. Tu te demandais pourquoi il était impossible de se faire rire en se chatouillant soi-même, pourquoi il fallait nécessairement que le geste vienne d’un autre. Tu t’es lancé dans un raisonnement maladroit avant de dire “oh et puis on s’en fout, je m’ennuie moi-même”. En effet, j’avais décroché en cours de route, je m’étais perdue dans tes yeux clairs, l’azur lumineux, les feuilles que je découpais en morceaux infimes, les dessins que les branches formaient au dessus de nous… Mais en réalité, ce phénomène des chatouilles me paraissait logique même si j’étais incapable de l’expliquer, tout ce qui vient d’autrui modifie nos perceptions de toute façon. Saisir l’une de mes mains avec mon autre main ne me procurera pas le même effet que nos doigts les uns dans les autres, caresser mes propres cheveux ne me fera pas frissonner, et s’il est possible de se donner à soi-même du plaisir, ce ne sera jamais pareil qu’à d’eux, c’est une évidence.
Je me rappelle d’un livre lu pendant mes études, j’ai oublié le nom du philosophe. En tout cas il expliquait que l’homme avait la possibilité, comme les animaux, de se toucher lui-même ; sauf qu’en plus, il était aussi capable de se reconnaître dans une glace, d’avoir conscience de son image (maintenant on sait que certains animaux se reconnaissent aussi, mais peu importe). Selon cet écrivain l’homme était donc capable de vivre sans l’autre, contrairement aux animaux, parce qu’il était naturellement enclin à vivre tel Narcisse, amoureux de son reflet. Je n’avais pas été convaincue du tout par ce raisonnement… Je le suis de moins en moins au fur et à mesure de mes rencontres. J’y pense encore en écoutant cet étranger parler de son existence avec une indifférence feinte. Son ton voudrait être neutre, il n’est que maussade ; ses haussements d’épaule se veulent désinvoltes, mais dans ce geste raide, je vois surtout tous les poids qu’il ne parvient pas à soulever ; sa moue méprisante vis à vis des événements graves de sa vie ne reflète que le dégoût qu’il éprouve pour lui-même… Peut-être se croit-il réellement aussi libre qu’il le prétend, peut-être en est-il persuadé à force de le répéter à haute voix… En le regardant en tout cas, je ne vois que ses chaînes. Quand je suis partie, il a essayé de me faire rester mais sans grande conviction, comme on récite une formule toute faite sans y penser. Nous le savions tous les deux, son jeu de séduction n’était qu’un prétexte, aussi vide et creusé que les bouteilles sur cette table, sur des milliers d’autres tables dans des milliers d’autre bars peuplés de milliers d’autres silhouettes, un vulgaire samedi soir.

En gravissant les marches, je revoyais les valises portées par deux personnes dans le métro le matin même. Des grosses valises très remplies et des animaux de compagnie en cage, ils devaient donc partir pour longtemps, peut-être très loin. En les croisant je me suis dit “moi aussi je veux m’en aller”. L’intonation de cette envie m’a amusée, c’était comme un caprice, comme une petite fille regardant jalousement le jouet de sa copine. Moi aussi j’en veux un : un billet d’avion, une grosse valise, une personne pour m’accompagner, un endroit où aller pendant très longtemps, dis maman tu m’offres un trajet sans retour pour Noël ? Non, je veux un retour en réalité. Je me suis extraordinairement attachée à cette ville même si c’est sans doute la seule ville dans laquelle je n’ai précisément rien qui me retienne. N’est-ce pas bizarre ? Ailleurs j’avais toujours des amis très proches, une université, éventuellement un amoureux, de la famille… Et je me sens chez moi là où je suis étrangère. Mais quelquefois malgré tout, je voudrais bien : une grosse valise à mes pieds, mon chat dans une cage et mon billet d’avion à la main. Surtout quand je suis écrasée sous des matinées blêmes et des néons blafards.

Dans ma chambre, par hasard, j’ai découvert un grand trou rempli de tuyaux caché par une plaque posée devant. Elle n’était pas scellée. Il sagissait d’une toile en réalité, blanche d’un côté et peinturlurée en bleu de l’autre, le bleu contre le trou. Après l’avoir enlevée pour observer cet amas de canalisations, je l’ai reposée en sens inverse avant de m’éloigner. Mais je ne suis pas allée très loin. Il a fallu que je revienne pour la remettre exactement comme elle était (le blanc à l’extérieur, le bleu vers l’intérieur). Ce geste était absurde, j’en avais pleinement conscience, pourtant je n’ai pas pu m’en empêcher. Je me suis moquée de moi-même : “t’as peur de quoi ? Si tu le mets dans l’autre sens un sort va s’abattre sur toi ? Des êtres malfaisants vont sortir du trou pour venir te dévorer pendant la nuit ?” C’est ridicule.

Je suis aussi irrationnelle que lucide.

sue perdue dans Manhattan

(petite photo extraite du film “Sue perdue dans Manhattan” d’Amos Kollek)

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