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ll voyait en permanence un visage qui lui faisait face, flanqué de deux autres – un de chaque côté. Il comprit alors d’où lui venait cette impression de manque, cette tristesse qui sous-tendait toute chose, chaque phénomène depuis toujours : impossible de tout embrasser simultanément

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Pendant que je parle, je me sens à des années lumières de mes phrases comme de mon interlocuteur. Ce n’est pas étonnant : on me demande pour la cinquième fois ce que je fais dans la vie, alors répondre ne nécessite pas beaucoup de concentration… Il reste quatre personnes inconnues dans la pièce, donc cette question me sera encore posée au maximum quatre fois. J’aurais bien aimé, en arrivant, pouvoir monter sur la table et dire : “à toutes les têtes inconnues, voici ce que je fais dans la vie, merci de votre attention passons à l’étape suivante si vous le voulez bien”. Je regarde les gens autour de moi comme on examine des tableaux dans un musée – inintéressant, le musée. Je préfèrerais être dans mon lit, avec mon livre, un verre de lait froid et un bon disque. Même picoler ne me tente pas. Je dois vieillir, décidément. La brune qui me paraissait sympathique est en train d’expliquer que les chambres à gaz n’ont sans doute pas existé ; la blonde un peu plus loin raconte pourquoi elle votera Sarkozy aux élections présidentielles ; à côté de la fenêtre T. tente une manœuvre d’approche très lourde pour pouvoir coucher avec N. dans la chambre d’à côté et je me demande si N. sait qu’il a une copine enceinte qui l’attend tranquillement à la maison ; V. ne fait que des phrases avec au minimum dix groupes de musique totalement inconnus à l’intérieur parce que V. passe ses journées à trouver des démos du groupe extraordinaire qu’elle aura entendu la première ; Monsieur Cheveux Longs me fait des sourires et je trouve que son visage est absolument hideux quand sa bouche se relève ainsi, hypocritement, sur ses dents jaunes ; moi je suis crispée sur mon tabouret, mes jambes ont envie de bouger, j’ai mal au dos sur ce fauteuil sans dossier et j’aimerais bien m’en aller sauf que je viens d’arriver. Qu’est-ce que je peux m’ennuyer ! Autrefois je m’amusais dans ce genre de soirée, il me semble. En fait j’ai l’impression d’avoir déjà vu ce spectacle, entendu ces conversations, et observé ces comportements un nombre incalculable de fois. Mon petit vieux préféré a l’habitude de dire que “les humains sont risibles”, il n’a pas tort. Nous sommes tous ridiculement risibles ce soir.
L’envie de sortir mon livre de mon sac pour me plonger dedans me démange violemment, mais ce serait mal élevé de céder à ce désir. A défaut de mieux, je repense à ce que j’ai déjà lu. J’en parlerais lorsque je l’aurais terminé, même si je ne sais pas comment je ferais pour commenter un livre où les serpents ont des anges-gardiens qui sont des dragons, où une femme appelée la Glaneuse fait l’amour avec un arbre, où un jeu en forme de labyrinthe agit sur les habitants, où les animaux voient deux lunes… etc. Je sais en revanche que ça me désole de devoir le rendre un jour à la médiathèque. Celui-là je le rachèterai pour le relire, parce qu’en fait c’est le genre d’ouvrage où on sent qu’il est possible de décortiquer encore et encore chaque détail, tout a une importance… C’est un roman peuplé de contes, de mythes et de paraboles. Comme je veux connaître la suite à la fin de la page, je ne me laisse pas le temps d’analyser chaque chapitre, et je réalise au moment même où je lis qu’il y a une multitude de sens cachés. Je les vois mais d’une façon floue, je retournerais dans cette histoire pour en accentuer la netteté, dés que je saurais où elle se termine.
Peut-être est-ce pareil pour les gens autour de moi d’ailleurs, je les trouve ennuyeux parce que je ne distingue que la surface… Quoique, la voisine brune, par exemple, avait une surface alléchante et quand elle dévoile l’intérieur, c’est très décevant. Et puis, je peux même tomber amoureuse à cause d’un vernis bien étincelant. Après je réalise que ça sent l’égout dedans ; c’est sale, nauséabond, rempli de parasites. Malgré tout, je persévère bêtement en souvenir du vernis, en dépit de ma répulsion, jusqu’à ce que la jolie surface devienne impossible à distinguer. A ce moment là, ça devient très difficile d’en ressortir, et même de se rappeler qu’à l’extérieur il y a toujours de la beauté, comme si la monstruosité de l’autre avait la capacité d’infecter la personne qui s’en approche…
(…)
En rentrant chez moi, l’observation du comportement félin me donne des idées. Mon chat a une tactique géniale pour obtenir des croquettes quand j’ai la flemme de le servir parce qu’il en reste encore (car le chat délaisse toujours le fond de sa gamelle, il paraît que c’est un comportement ancestral destiné à garder une dose de survie en réserve au cas où, pourtant il n’y touche vraiment jamais à cette réserve). Bref. Quand Le Chat veut des croquettes, il se met en travers de mes jambes partout où je vais, je butte dedans sans cesse, je ne peux pas faire un pas sans trébucher sur le chat miaulant, à la fin exaspérée, je cède à sa demande. Et si je faisais la même chose quand je veux obtenir quelque chose ? Je pourrais suivre mon patron, monsieur “je suis pressé j’ai un rendez-vous plus tard plus tard” partout où il va. Je serais dans son bureau, à la porte des toilettes, au réfectoire, à l’entrée, dans le couloir, etc. en répétant toujours la même demande sur le même ton. Est-ce que ça fonctionnerait ?
(…)
Aujourd’hui, il y avait de nombreuses personnes dans ma bibliothèque. Tout ce petit monde travaillait, dans le doux bruit des pages tournées du bout des doigts, certains s’entraidaient en chuchotant parfois, la musique classique en arrière-fond était à peine perceptible, juste assez. Le calme, les gens qui ne se gênent pas les uns les autres, qui s’aident mutuellement volontiers, cette atmosphère tellement propice autant à la détente qu’à la méditation… Je me suis dit que si, à l’extérieur de la bibliothèque, les gens se comportaient ainsi en société, la vie serait tout de même beaucoup plus douce.

* titre extrait de Olga Tokarczuk – Dieu, le temps, les hommes et les anges.

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