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« Toute ressemblance avec des faits réels ne serait que pure coïncidence »

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Ce jour là, quand nous sommes sortis de l’aéroport pour attendre le bus qui nous amènerait au centre-ville, il y avait un bus qui menait à ta ville. Je voulais te dire : “tu me fais chier, prends ce bus là et rentre chez toi, je n’ai pas envie de passer la soirée avec toi”. Je m’en suis presque mordu la langue, j’en ai cessé de respirer, pour ne pas prononcer cette phrase, parce qu’elle t’aurait énervé forcément, on se serait disputé… Je me suis dit que c’était bête de gâcher une semaine parfaite avec une dispute juste à cause d’une mauvaise journée. Chier est un verbe que je n’emploie que rarement à l’oral et jamais à l’écrit, je préfère les mots plus doux à la lecture, mais je n’ai pas pensé “énervé” ou “embêté” ou “agacé” ou “fatigué”, dans ma tête il y avait “chier, chiant, emmerdant”, ceux qui viennent quand on a de la colère plein le ventre et les nerfs à vif dans chaque parcelle du corps. Une mouche peut agacer, une remarque peut énerver, toi tu me faisais simplement chier, avec toute la brutalité du mot éructé. Mais je me suis tue, toi aussi tu te taisais, pourtant ce bus n’en finissait pas de démarrer. Quand il est parti, je me suis senti soulagée, les mots n’étaient pas sortis malgré moi. Ils se sont échappés un peu plus tard… “Qu’est-ce qui ne va pas ? Pourquoi t’es stressée comme ça ?” demandes-tu innocemment. Mais à ton avis ! Tu es amnésique ou tu le fais exprès ? Et là, ça a jailli tout seul “tu as été désagréable avec moi toute la journée, mais bon, je sais qu’on est tout les deux fatigué”. C’était bien moins grave que le “tu me fais chier, prends ce bus et rentre chez toi” qui n’a jamais été entendu. En plus c’est tout moi ça, de ne pas pouvoir m’empêcher d’être gentille, de rattraper le reproche en t’excusant pour ne pas te blesser, comme si tu prenais ces précautions là avec moi… Peu importe d’ailleurs, tu n’as semble-t-il entendu que la première partie de phrase. Et à cet instant là, tout le reste était déjà prévisible. Je me demande ce qui se serait passé si je t’avais demandé de partir en sortant de l’aéroport. Evidemment, tu m’en aurais voulu, mais il n’y aurait sans doute pas eu un tel psychodrame nocturne. En tout cas à l’instant où j’ai retenu mes mots, cette soirée faisait presque partie de notre avenir ; à l’instant où nous sommes sortis du bus, elle était inévitable. Si j’étais rentrée seule, je me serais couchée tôt, je ne serais pas allée picoler avec toi jusqu’à 2 heures du matin. Et le pire c’est que je sais à quel point l’alcool sur les nuits blanches ne réussit à aucun de nous deux. Je savais aussi que je devais travailler le lendemain. Pourtant je m’entêtais à faire durer cette nuit pour tenter de rattraper le goût dégueulasse de la journée, mais plus les heures passaient et pire c’était. Cette nuit là, avec le sang plein les draps et le goût salé des larmes dans la bouche, je repensais encore à ce moment là gravé dans les moindres détails : nous deux avec nos sacs à dos, le bus, le soleil, la chaleur, les gens, tout m’apparaît comme si j’en avais une photo sous les yeux. Car je savais que cette phrase non prononcée était décisive.

Ce jour là, quand j’ai dit “je suis enceinte” et qu’elle a hurlé “Quoi !? Ce n’est pas possible !?”, tout mon discours était préparé, je l’avais écrit sur une feuille de papier et je l’avais appris par cœur, d’ailleurs le papier chiffonné était encore au fond de mon sac. J’avais la voix tremblante mais je faisais déjà du théâtre après tout, et je mentais pour protéger le salaud qui m’avait appris à mentir sur une scène, n’était-ce pas le comble du paradoxe. Pourtant, la vérité ne demandait qu’à jaillir, je la sentais brûler ma langue, j’avais envie de tout avouer pour pouvoir être consolée, réconfortée. Au lieu de ça, je m’exposais exprès à l’engueulade, juste par honte. “Qu’est-ce qui s’est passé ?” J’ai énoncé ma préparation à la perfection : “je suis sortie avec un garçon et puis je n’ai pas pris de précaution”. Une claque. Attendue, évidemment. Pourtant je n’ai pas pleuré de douleur mais de déception. Car dans ma tête, je m’entendais dire : “maman, merde, comment est-ce que tu peux me croire capable de faire ça ? J’ai 12 ans à peine, tout ce que je connais des garçons c’est un baiser d’une seconde plaqué sur mes lèvres dans une cour d’école, comment est-ce que tu peux imaginer que ta fille se retrouve dans cette situation ? Est-ce que tu me vois vraiment faire ça ? Tu me vois avec ce regard là ? Tu ne me connais pas ou quoi ?” Je mourrais d’envie qu’elle me questionne jusqu’à ce que je me trahisse, et dans le même temps je préparais le meilleur mensonge à ces éventuelles questions, parce que non décidément je ne pouvais raconter à personne cette douleur et cette violence. Les rares personnes proches qui sont au courant prétendent qu’il aurait fallu dire la vérité, ils disent que ce n’est pas bon de garder un secret pendant plus de 10 ans, ils parlent souvent de procès nécessaire… Est-ce que ça aurait réellement changé quoi que ce soit ? Si je regrette de ne pas lui avoir confié la vérité à ce moment là, c’est uniquement parce que ça m’a fait affreusement mal de voir toute sa colère et sa déception. Je me souviens très bien de la voiture qui stationnait à côté du collège, ma mère avait déjà bouclé sa ceinture quand je lui ai demandé d’attendre que je lui parle avant de démarrer, le bruit aigu et chuintant des essuie-glaces, la camionnette qui vendait des pizzas garée en face, et même la jupe marron qu’elle portait… Parce que c’est comme ça pour tous les moments importants, positifs ou négatifs, ils restent impitoyablement fixés dans la mémoire. Ce jour là aussi, je savais que cette conversation serait décisive.

Ils ne sont pas si nombreux ces instants vraiment déterminants, il y en a eu plus que deux dans ma vie mais je peux les compter sur les doigts d’une main. Généralement en voulant faire pour le mieux, j’ai peut-être fait ce qu’il y avait de pire. Une phase d’hésitation précédait l’acte pourtant, mais toujours trop brève, comme s’il fallait justement ne pas se laisser le temps, parce que la situation est trop brulante, l’envie d’en sortir trop forte. Alors la nécessité de s’en échapper annule la phase d’analyse, quitte à choisir la mauvaise échappatoire. Je me rappelle d’un jour où mon père allait tuer l’un de nos lapins, il bloquait le lapin d’une main et il brandissait l’arme de l’autre. Sa main était tremblante parce qu’il n’aimait pas faire ça, peut-être aussi à cause de l’expression à la fois attentive et pleine de reproches de sa petite fille juste à côté de lui. La main qui tenait le lapin s’est légèrement relâchée, les yeux noirs de l’animal roulaient dans tous les sens, éperdus. Télépathiquement je lui ai crié “tu peux te libérer si tu bouges de quelques centimètres à droite”, et il a bougé de quelques centimètres à gauche, exactement à l’endroit où la hache s’abattait…

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