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Mercredi 17 juin 2009, entre 15 et 16 heures, avant et pendant la pluie

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C’était mercredi en début d’après-midi, lorsque la chaleur qui augmentait jour après jour depuis la semaine précédente avait atteint son apogée. Elle s’immisçait entre les mouvements qu’elle alourdissait… Même battre des cils devenait une corvée. Les passants étaient luisants à cause de la sueur : elle dévalait certains visages, ou se figeait en gouttes tremblotantes dans les plis du front et dans la virgule qui surplombe les lèvres supérieures. Les t-shirts étaient auréolés de taches sombres sous les aisselles et à la base du cou… 39 degrés selon le panneau lumineux de la pharmacie du centre-ville. Chacun laissait dans son sillage une odeur déplaisante : le mélange de transpiration et de tabac froid de mon voisin, l’essence qui s’échappait d’une voiture, la friction entre les pneus et l’asphalte, l’eau de Cologne dont s’était aspergée la dame au caddie à ma droite… Elles se confondaient, m’étourdissaient, et me rappelaient ma capacité à m’évanouir en été.

Je suis entrée dans le bus d’un pas involontairement traînant. Mon siège habituel, celui qui me permet de voir le paysage tout en allongeant mes jambes au dessous du fauteuil d’en face, était occupé par une jeune fille. La place à côté de la sienne était prise par son amie. D’après leur allure et leur conversation, il s’agissait de deux lycéennes. Je me suis mise en face d’elles, à gauche d’un vieil homme, tout en farfouillant mollement dans mon sac, fatiguée à l’idée des mouvements à entreprendre : ranger la carte de transport, augmenter le son du baladeur, sortir mon livre… A l’arrêt suivant, les lycéennes sont parties et je me suis hâtée de remplacer la première. Mon voisin s’est levé en même temps que moi pour s’asseoir à la place de la seconde, puis il m’a dit : “je préfère être dans le sens de la marche”. C’était un vieillard à l’allure énergique : il se tenait bien droit, le regard vif. J’ai répondu “moi aussi”. Il a précisé : “sinon je ne reconnais pas le chemin, c’est drôle comme on perd facilement le Nord”. J’étais d’accord avec la seconde partie de sa phrase, même si je n’avais aucune difficulté à repérer le trajet du bus, dans un sens ou dans l’autre. Par paresse de développer, j’ai acquiescé en souriant poliment parce qu’il me souriait.

J’avais mon livre entrouvert sous les yeux, alors il m’a demandé : “vous aimez lire ?” “Oui, beaucoup”. “Vous aimez quel genre de livres ?” “Il y en a tellement…” Sur un ton complice, en baissant un peu la voix, comme s’il s’agissait d’un secret, il a voulu savoir : “vous avez toujours un livre sur vous ?” “Oui !” ai-je répondu sans avoir besoin de réfléchir. L’air satisfait, il m’a confié : “moi aussi”.

Ensuite il a ouvert la sacoche posée sur ses genoux pour me montrer son contenu. Elle était petite et rectangulaire, en cuir marron, et s’ouvrait comme un cartable. A l’intérieur, étaient rangés : une pomme, une bouteille d’eau minérale et deux romans. L’ensemble donnait une impression de perfection : les objets ne gonflaient pas la sacoche alors qu’il n’y avait aucun espace entre eux, comme si le contenant avait été spécialement conçu pour ce contenu. Je me suis sentie ridiculement gênée d’avoir un sac boursouflé d’objets mal rangés. “C’est mon matériel de survie”, m’a-t-il expliqué, réjoui. J’ai reconnu l’un des romans : “Oh ! “L’idiot” de Dostoïevski, un grand moment de mon adolescence…” “Je ne l’avais jamais lu, toute ma vie je me disais que je le lirai, on repousse des actions comme ça sans savoir pourquoi…” “C’est vrai.” “C’est un classique et je le lis à 93 ans ! Vous, vous avez… C’est indiscret de vous demander votre âge ?” “Non… Combien vous me donnez ?” Il m’a détaillée attentivement (alors j’ai regretté de lui avoir posé cette question) avant de me répondre : “une petite vingtaine d’années”.

J’ai attendu quelques minutes, sans avoir réellement envie d’avoir un âge précis pourtant, puis j’ai annoncé : “j’ai 28 ans, enfin 29 dans trois mois, plutôt 29 ans en fait”. Il a mimé une longue-vue avec ses deux mains, puis a compté silencieusement sur ses doigts (seule sa bouche bougeait, sans émettre de son) : “j’ai 3 fois votre âge, non encore plus que ça… Vous êtes toute jeune ! La vie est devant vous !” Il n’y avait ni tristesse ni regret dans sa voix enjouée, ses yeux pétillaient littéralement, j’y ai même lu quelque chose d’inexplicablement malicieux. J’ai avoué : “probablement mais en fait j’ai toujours l’impression qu’elle est derrière moi la vie, je ne me vois pas une grande espérance de vie”. “Heureusement, si à votre âge, on s’imagine encore vivant à 93 ans, on oublierait de vivre pour de vrai”, il secouait négativement la tête en prononçant ces mots, sans que je puisse savoir s’il était sérieux ou non, et j’ai souri une seconde fois. Je crois que ce sourire était plus crispé que le précédent.

Mes yeux sont retournés se fixer sur la vingt-deuxième ligne de la page 59 : “Tu te cramponnes à l’illusion que tu existes vraiment, lui dis-je”*. Il a repris : “il va pleuvoir, j’ai entendu le tonnerre”, en me montrant le ciel en coton sale, blanc cassé. “Tant mieux, ça nous rafraîchira”, j’ai dit machinalement, pour répondre, sans quitter la page.

Je diminuais un petit peu le son de mon baladeur pour surveiller la prochaine apparition du tonnerre, quand il a délicatement saisi mon menton entre deux doigts rugueux pour le ramener vers lui : “et maintenant vous allez vous promener ?” A cause de l’intimité de son geste, j’ai mis quelques secondes à réagir : “euh non…” Il s’est exclamé “pardon ! Je suis trop curieux”, se méprenant ainsi sur ma gêne. Le contact physique m’avait perturbée, sa question en revanche n’avait rien d’indiscret pour moi… Mis à part que je ne savais pas comment dire clairement pourquoi j’étais dans ce bus à cette heure. Je n’allais pas me promener, non. J’allais emprunter un livre qui était interdit d’emprunt, dans une bibliothèque inconnue, sur ordre de mon supérieur, et c’était décidément trop compliqué à résumer à cet instant là. Penaud, il s’est justifié : “on m’a toujours dit que j’étais trop curieux, c’est mon seul défaut”. J’ai souris pour la troisième fois : “le seul ? On peut être humain et avoir un seul défaut alors ?” “Oui, un défaut qui explique tous les autres”, m’a-t-il répondu, plus assuré. J’ai dit “je vois”, sans être certaine de voir quoi que ce soit. Le bus s’est arrêté, je devais descendre alors j’ai lancé “bonne journée”. “Bonne journée mademoiselle, et bonne lecture !”. Son clin d’œil a été ma dernière image de lui.

Je suis entrée dans une bibliothèque universitaire. Le contraste avec la bibliothèque dans laquelle je travaille était perturbant. Ici, c’était propre et rangé. Les livres étaient tellement bien alignés et dépourvus de poussière que les étagères du fond avaient l’air d’être peintes sur le mur. Il y avait beaucoup d’étudiants autour de tables étincelantes. Je me suis rappelée de la bibliothèque que je fréquentais à Aix-en-Provence, celle qui m’avait fait dire : “je déteste les bibliothèques, j’entre juste pour emprunter des trucs, je suis incapable de me concentrer là-dedans. Il y a trop de silence, trop de gens…” Intimidée, j’ai rejoint le guichet pour expliquer ma situation à la bibliothécaire. Successivement, elle m’a demandé de remplir un petit papier, a ouvert une sorte de trappe, et a décrété : “vous l’aurez dans 5 minutes, vous pouvez vous asseoir”. “Je vais regarder…”, ai-je balbutié en sachant que ma phrase était incomplète. J’ai fait le tour de la salle… J’avais envie d’excuser mes chaussures à talons à chaque pas : elles faisaient beaucoup trop de bruit. J’ai tout observé, consciente que c’était exactement le résultat que je visais en arrivant dans “ma” bibliothèque, mais en avais-je toujours envie finalement ? La “mienne” est plus “vivante” : elle ressemble à la bibliothèque d’un particulier un peu bordélique mais on s’y sent mieux finalement. J’ai pensé à cette scène d’”American Beauty” dans laquelle une femme s’excuse pour le désordre alors qu’il n’y a pas un objet de travers ni un grain de poussière dans son salon, et au malaise que je ressentais dans la maison de ma tante où les fauteuils étaient recouverts d’une housse en plastique transparent… J’ai compris que j’aimais le désordre, l’imperfection.

Entre temps, le livre était à ma disposition. En fait, il s’agissait de plusieurs fascicules, trop grands pour entrer dans mon sac. Après avoir remercié la bibliothécaire, j’ai traversé difficilement la foule estudiantine qui parlait fort, excitée par les examens. A l’extérieur, quelques gouttes de pluie tombaient sur mes cheveux mais elles étaient légères. Je tenais mon emprunt serré entre mes bras croisés pour le protéger. Dans le métro, j’ai lu en diagonales son contenu : c’était un journal intime plaintif. L’auteur souffrait de migraines ou de maux d’estomac et se sentait mourir à chaque page, ce qui était assez amusant car, un siècle et demi plus tard, je savais qu’il lui restait une trentaine d’années pendant qu’il décrivait son agonie. Cependant, en sortant du métro, je me suis arrêtée : l’averse clouait le trottoir. J’écris “clouait” car réellement, la pluie était tellement forte et les gouttes si larges qu’on aurait dit des clous contre la dureté du goudron. J’ai patienté avec celles (uniquement des filles, forcément) qui attendaient que l’averse se calme pour sortir du souterrain. Cependant, la pluie ne cessait pas et j’en avais assez d’attendre. Comme je ne suis pas une “vraie fille”, je me moquais de mouiller mes cheveux ou ma peau, je voulais seulement épargner l’ouvrage. J’ai essayé de dissimuler les fascicules dans ma robe – laquelle est devenue assez indécente alors qu’elle m’arrivait aux genoux auparavant – en prenant une grande inspiration, puis j’ai gravi les marches en courant ; derrière moi j’entendais “Hé, une courageuse ! Vas-y !”… Sentiment d’irréalité.

Sous l’abri, j’ai utilisé un exemplaire du journal “20 minutes” abandonné sur un banc comme pochette de protection autour des fascicules. Je suis montée dans le bus et me suis assise entre une fillette et un homme qui puait l’alcool. Ce dernier me répétait que j’étais “ravissante” en cherchant les encouragements des autres passagers, lesquels confirmaient son jugement pour ne pas avoir d’ennuis. Pendant ce temps, la gamine voulait jouer à un jeu de mains avec moi (du genre “trois petits chats, trois petits chats, trois petits chats-chats-chats” sauf que ce n’était pas exactement celui là). Au dernier carrefour avant ma station et mon appartement, j’ai aperçu un arc-en-ciel délavé au dessus des toits, mais il s’est estompé si vite que je n’étais plus sure de son existence en descendant. Je suis rentrée chez moi en ayant l’impression d’avoir rêvé cet après-midi, c’est l’unique raison pour laquelle j’ai eu envie de l’écrire.

(Non, aucun rapport entre cette vidéo et le texte, si ce n’est que je l’écoutais en l’écrivant, et que c’est surtout une occasion comme une autre de faire connaître Big Blood – merci ZB)

* Daniel Kehlmann, Gloire, Actes Sud, 2009

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