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[souvenir du] 17 février 1995

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Je marchais le long de la jetée au Havre. J’étais avec un garçon élancé aux cheveux blonds, jaunes serait peut-être plus approprié. [Aussi jaune que les murs de la salle de bain parentale. J’avais vivement protesté quand la salle de bains si blanche était devenue jaune, autant que le jour où la cuisine avait été peinte en rouge. Ma mère adore les couleurs vives, en particulier le rouge. Elle m’habillait en rouge lorsque j’étais petite. En ce temps là j’avais horreur de cette couleur. Dés que je franchissais le portail de l’école, tout le monde me regardait et la traversée de la cour me semblait impitoyablement longue. Je la traversais à petits pas en tremblant, les bras croisés et la tête baissée, j’avais souvent envie de la faire en courant mais j’avais peur d’être encore plus visible. En plus des vêtements rouges, elle me mettait des Santiags aux pieds. Une gamine avec ce genre de bottes ne peut pas passer inaperçue. Elle m’achetait aussi des bijoux étranges d’inspiration orientale ou africaine, argent et ébène, flacon de khôl au bout d’un pendentif, parfois quelqu’un de mon âge riait en me demandant à quoi ça servait. Je l’avais dit à ma mère, elle m’avait rétorqué : tu dis que ça sert à faire joli. Mais non, je ne pouvais pas, j’imaginais d’avance les rires qui ponctueraient ma réponse…] Il y avait énormément de vent, les nuages gris me faisaient penser à une passoire à cause de la bruine hivernale qui nous mouillait sournoisement, petit à petit. J’avais la sensation d’être aussi vulnérable qu’une feuille morte, balayée par des courants contraires. Je n’arrivais plus à savoir d’où venait le souffle, il frappait mon visage et mon dos. Je sentais même les courants d’air traverser mes mains repliées sous les manches de mon pull. Mes cheveux très longs se collaient à mes lèvres, s’accrochaient à mes cils, s’enroulaient autour de mon coup. Le pull était beige, un de ceux que j’empruntais souvent à mon père pour cacher mon corps d’adolescente un peu grosse, assez gauche, complètement désespérée par son reflet. [Ses lainages informes descendaient jusqu’aux genoux et dessous je mettais des dizaines d’épaisseur. Je les choisissais dans des tons passe-partout, et je rêvais secrètement d’être assortie aux murs ou aux rues qui m’entoureraient pour devenir caméléon.]. Ses enjambées étaient gigantesques, je trottinais pour le suivre. J’avais envie d’aller dans un café boire un chocolat chaud, m’assoir dans un lieu où il y aurait de la lumière et de la chaleur. Je détestais le Havre, son port glauque, ses usines qui semblaient avoir été conçues exprès pour enlaidir l’horizon, et cette odeur d’essence dans les flots. Au Havre, je n’aimais que le théâtre, ou plutôt les pièces qui s’y jouaient, car le bâtiment en lui-même était grotesque, sorte de gigantesque tente blanche posée au milieu d’un terrain nu… Il s’est arrêté brusquement et il a voulu coller ses lèvres sur les miennes brutalement, sans prévenir. Surprise, j’ai eu un mouvement de recul qui lui a fait perdre l’équilibre. J’ai ri bêtement, irrépressiblement, parce que j’étais trop nerveuse depuis le début de cette journée. J’avais envisagé ce baiser, il y avait eu les sourires dans les couloirs du lycée, ses sous-entendus, la façon dont il me rejoignait dés que j’étais seule sans mes copines, et tous les signes avant-coureurs. Mais je ne me le représentais pas de cette façon là… Mon cœur battait très fort. Lorsque je m’approchais de lui, ou quand je m’imaginais dans ses bras, ce cœur battant était plutôt agréable, la chaleur monte au visage, les jambes semblent plus frêles… Là non, mon cœur battait comme celui d’une petite fille surprise par ses parents au moment où elle fait une bêtise, comme lorsque le prof distribuait des copies de contrôle par ordre décroissant de notes… C’était très désagréable. Les bouts de ses oreilles et ses pommettes étaient tachetés de rouge, j’étais mal à l’aise pour lui, mais je ne savais quoi dire ou faire pour alléger cette atmosphère. Je me tortillais sur mes Docs, finalement je lui ai demandé s’il avait une cigarette. Je n’aimais pas encore fumer, je ne le faisais qu’en ce genre d’occasion précisément, pour faire quelque chose, détourner la situation, échapper à cette bulle trop étroite qui se formait autour de nous, sortir de cet immobilisme. En tendant maladroitement son paquet, plusieurs cigarettes sont tombées au sol, elles s’éloignaient en roulant sur elles-mêmes. Je suis allée les rattraper, et puis j’ai mis de longues minutes à en allumer une, je brûlais mes mains qui tentaient de contrer le vent. Je me sentais stupide. Il a dit “tu ne m’aimes pas… ?”, son regard me fuyait, ses yeux fixaient je ne sais quoi, un truc invisible à hauteur de mes pieds, à travers la jetée. J’ai répondu “je sais pas… non”. Le silence qui a suivi m’a paru très long, au moins plusieurs anges sont passés. Je voulais dire une autre phrase… [comme lorsque mon père me faisait faire mes devoirs, il posait une question et par peur de dire une mauvaise réponse je disais systématiquement “non” derrière, genre “2+2 = ?” “4… non” car même dans les cas où j’étais certaine de donner la bonne réponse, face à son regard je n’étais plus sure de rien du tout. A ce moment là précisément j’aurais voulu dire “non… si.”] Mais j’en étais incapable. Il a regardé sa montre avant de lancer : “la pièce va commencer, il faut rejoindre le groupe”. J’ai regardé machinalement ma montre et non, la pièce était très loin de commencer, il nous restait plus de deux heures. Mais comme dans une improvisation de théâtre réussie, je me suis adaptée au jeu de mon partenaire “oui, on y va”. On est retourné vers la classe, lui vers les garçons, moi vers les filles. Ma copine s’est jetée sur moi : “alors ? Raconte !” J’ai dit crânement “bah il ne me plaît pas, j’ai refusé”. Ensuite je suis allée au distributeur de sucreries et j’ai utilisé tout l’argent qu’il me restait. [Comme je peux aujourd’hui, dans les situations stressantes fumer clopes sur clopes, en ce temps là j’avalais des bonbons.] Je les amenais mécaniquement dans ma bouche l’un après l’autre, j’avais mal au ventre. En rentrant, j’ai déchiré les pages de mon journal sur lesquelles son nom figurait au centre de cœurs ridicules, et j’ai écrit : “17 février 1995, je suis la fille la plus conne au monde” en majuscules énormes, juste avant d’évacuer toutes mes larmes dans l’oreiller.

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