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Où l’on suit le quotidien sans grand intérêt d’une fille déphasée, et comment l’on apprend les avantages et les inconvénients de son travail, note agrémentée de quelques diversions inutiles à propos d’à peu près rien.

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Les gens sortent toujours du métro avec une lenteur exaspérante. Les néons m’éblouissent. Je fixe le tunnel obscur de la ligne D et lui aussi semble défiler au ralenti. J’ai l’impression qu’il est minuit et que je rentre d’une soirée où j’aurais trop bu. En fait il est 8 h 20, ma journée de travail n’a même pas encore commencé, et comme tous les jours je m’ordonne de me coucher plus tôt le soir suivant. Je vois les gens s’élancer pour rattraper le bus, j’envie leur énergie, moi je me laisse porter par l’escalator, 20 minutes sous les yeux. Je n’arrive pas à lire “à cause” de la douceur de cette musique, mais je tourne les pages quand même, machinalement.

En arrivant dans ma bibliothèque, je vois que mon petit vieux préféré a collé un bout de papier sur mon bureau avec une citation de Robert Musil : “un bibliothécaire ne doit jamais se plonger dans les livres, il doit se contenter de lire la table des matière, sinon il est perdu pour la bibliothèque ! Jamais il n’aura une vue d’ensemble !” Je souris, message reçu, il a repéré mon manège. Enfin tant pis pour la vue d’ensemble, ça ne m’empêchera pas de lire.
En plus je suis dans le rayon des contes et des mythes, c’est vraiment trop tentant. J’apprends que les traces noires visible sur la lune sont l’œuvre d’une petite orpheline qui tisse du chanvre à côté d’un arbre de haricots magiques, parce qu’elle a réussi à tuer l’ogresse qui a avalé la cervelle de sa grand-mère et mangé son frère, même qu’elle lui a donné des bouts de doigts de son frère en lui faisant croire que c’était des haricots, la nuit où elle mastiquait bruyamment à côté d’elle, mais elle a réussi à se libérer puisque l’ogresse s’est transformée en eau, tellement d’eau que ça l’empêchait de descendre de l’arbre où elle s’était réfugiée ; à ce moment là, la lune est descendue pour boire de l’eau mais elle n’y arrivait pas puisqu’elle était ronde, alors l’orpheline lui as dit « que tu es sotte la lune ! Mets-toi donc sur le côté pour pouvoir boire, tu pourras mieux te pencher ! » La lune a trouvé ça drôlement intelligent, alors elle a emmené l’orpheline et son arbre (dont les fruits donnent l’immortalité) avec elle en remontant. C’est pour ça aussi que les humains ne sont pas immortels, et que la lune n’est pas toujours ronde (elle doit bien s’abreuver cette brave lune).
Euh bon, en réalité ça fait 40 pages et c’est mieux raconté, mais ce n’est pas plus clair pour autant. (il s’agit d’un conte Lissou – peuple tibéto-binnan – intitulé « la petite orpheline et la lune »).

Un peu plus tard, je décortique patiemment la première page d’un vieil ouvrage en latin afin de comprendre où s’arrête le titre quand un doigt boursouflé de graisse se pose au milieu des boucles noires de la feuille. Je lève la tête, le visage de Gros Monsieur Porcin me fixe. C’est la deuxième fois qu’il vient. La première fois, il voulait savoir si les livres collectifs dans lesquels il a écrit étaient dans la bibliothèque. Et cette fois-ci il veut savoir… la même chose. Je recherche encore son nom dans le logiciel, il n’y en a toujours que 4. Il est scandalisé. “Vous n’avez pas encore commandé…(tel livre) ni… (tel autre)” Il m’explique tout ce qu’il a écrit, comment il est un spécialiste dans tel domaine, comment il connaît telles personnes importantes qui admirent son talent, etc. Il pérore, il pavane, entre chacune de ses phrases, il laisse des petits silences pour que j’exprime mon étonnement et ma fascination. Mais je me tais tout en le dévisageant, consternée. Il continue son auto-éloge. Pendant ce temps, j’imagine que je perce son gros ventre avec une épingle et qu’il se dégonfle tout doucement en voltigeant dans la poubelle située à sa droite.

Pendant le repas, j’ai l’impression d’avoir au moins quatre oreilles. Une vers le groupe des mamans, celles qui parlent de fringues pour bébé pas cher, aliments pour bébé, jouets pour bébé, comment faire dormir bébé, en rivalisant d’éloges sur bébé. Une qui perçoit une conversation sur les miracles : vérité ou escroquerie ? Une autre distingue le début d’une dispute, ça va s’envenimer. Moi j’observe le contenu de mon assiette : la viande manque de sel, les légumes sont meilleurs que d’habitude, les éclairs au chocolat ont une pâte caoutchouteuse mais la crème au chocolat et le glaçage sont réussis. D’ailleurs ma voisine de gauche a choisi de ne manger que l’intérieur et le dessus, j’hésite à l’imiter mais ça doit quand même être écœurant. Pourvu qu’on ne me demande mon avis sur rien, je n’ai rien à dire ni sur les meilleurs ustensiles pour bébé, ni sur Lourdes, ni …. Heureusement, je n’ai pas tellement de poids ici, en général je suis insignifiante. Mais… “Vous êtes allées fêter l’OL ?” Non, pas du tout. “Pourtant vous habitez pas loin je crois, c’était une grande fête”. Que répondre ? “Je ne me sens pas très concernée par l’OL en fait”. Mon voisin d’en face semble déçu et cherche un moyen de faire rebondir la conversation. Je n’ai pas le courage d’en faire autant. Plus tard mon chef me glisse : “Vous êtes toujours très silencieuse pendant les repas”. Et je ne trouve rien à lui répondre non plus. De toute façon, je repense aux ogresses qui dévorent les poux de leurs chevelure avant d’aspirer les cervelles de grand-mère et de mâchonner les doigts des petits garçons, c’est déjà assez traumatisant comme ça.

Par la fenêtre du bus, je vois une mamie assise sur un banc qui masse ses orteils ; à un arrêt de bus, une dame les mains sur les hanches rigole en entendant parler un vieux monsieur qui a une bouteille de bière à la main et l’air très éméché (j’aimerais vraiment savoir ce qu’il dit) ; deux adolescents fixent avec concupiscence le postérieur d’une jeune fille qui ne se rend compte de rien ; une gamine saute dans les flaques pendant que sa mère fixe ses chaussures avec un air agacé (”elle pourrit ses godasses et je vais devoir lui en acheter une autre paire” – là j’interprète assez bien ses pensées, je crois) ; une mamie a des cheveux d’un bleu ciel argenté assortie à son manteau, je trouve que c’est la grande classe…

Dans mon immeuble pendant que j’attends l’ascenseur, j’éprouve un soudain besoin de m’agiter (on ne va pas dire “danser” ce serait incorrect) sur la musique des Pipettes, c’est irrésistible. En plus ça me débarrasse des tensions de la journée et puis de toute façon je suis toujours toute seule dans cette cage d’escalier. La porte s’ouvre sur une jeune femme qui pousse des cris orgasmiques, j’ignore si elle s’entraîne à simuler ou si elle se remémore certains ébats mais en tout cas, c’est parfaitement explicite. Elle a honte d’être vue en pareille situation, moi j’ai honte qu’elle m’est surprise en train de sautiller. On s’immobilise toutes les deux en s’échangeant un bonjour gêné. Pendant la montée de l’ascenseur à côté d’elle, je lutte contre le fou rire pendant qu’elle observe intensément le tableau d’affichage des étages pour ne surtout pas croiser mon regard…

Ce soir, je vais encore me coucher trop tard. Demain matin, les gens sortiront lentement du métro, les néons m’éblouiront, je verrais partir mon bus sans réagir, j’écouterais probablement les gens sans réagir, je les observerai sans réagir… Mais avec un peu de chance, quelques détails suffiront à atténuer ma routine. Et puis quoi qu’il en soit, j’emprunterai un recueil de contes Lissou.

(La longueur du titre est liée à la quantité d’ouvrages anciens que j’avale généralement présentés ainsi, je me mets à les imiter presque machinalement.)

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