“Tu avais ta voix des mauvais jours au téléphone… Je la reconnais : tu l’avais déjà à 3 ans! Un problème ? Un coup de blues ? Tu peux m’écrire si tu ne veux pas me parler…” Non maman, ma voix est simplement fatiguée. La fatigue m’ote le courage de bouger la bouche en expirant pour assembler des lettres et émettre des mots audibles… Alors je n’ai pas réagi à tes petits tracas quotidiens, et quand tu m’as demandée “quoi de neuf ?”, je ne pouvais répondre que “rien”. Ou peut-être est-ce cette question qui est à l’origine de ma voix des mauvais jours… D’autant plus que tu étais insistante “le boulot ? [L’Amant] ?” Tout va bien. “Mais tu n’as vraiment rien à me raconter ?” Ah mais que veux-tu que je te réponde ! Ce matin je me suis dit que mes os m’avaient été volés pendant la nuit… Si je m’ouvrais ma peau, j’y découvrirais l’équivalent de ce qui remplit le tissu des peluches ou des poupées… Avec une certaine mauvaise foi, comme on accuse les arbre d’assassiner des voitures, j’ai reproché à la table de m’attaquer la jambe et à la porte d’avoir retréci pour mieux me rentrer dans l’épaule, mais je me suis tout de même dit qu’il était temps de dormir plus de quatre heures par nuit. J’ai avalé beaucoup de jus d’orange pour la vitamine C (parce que je suis trop influençable…. A force d’être environnée d’articles de nutrition, je vois des apports nutritifs à la place des aliments ; un de ces jours, je vais arriver au restaurant et commander “des protéines, du fer, de la vitamine D et une bonne dose de calories s’il vous plaît, afin d’avoir au moins 25% de l’apport journalier recommandé en…” Bref.) Assise sur mon canapé, je me suis souvenue que j’avais cessé de fixer les plafonds depuis vraiment très longtemps. Pourtant, celui qui me protège actuellement, d’une chaude couleur brune vernie, surpasse en beauté tous les précédents. Il faudrait sans doute des heures pour contempler les détails du bois, ses multiples coeurs fissurés couleur ébène… La large et épaisse poutre qui maintient l’ensemble doit être irrésistible pour tous les amoureux des plafonds. Dans le bus, j’ai réalisé que j’avais vu grandir la petite fille à proximité de moi. Quand j’ai effectué ce trajet pour la première fois, elle était un bébé dans un landeau : le regard rond et curieux des nourrissons, un pouce de la taille de mon ongle, je m’en rappelle. Maintenant, elle se tient droite et essaie d’ouvrir une pochette surprise sous le regard agacé de sa mère “je t’ai dit : pas avant d’arriver à la maison !” Les jumelles blondes, situées un peu plus loin, avaient déjà un cartable sur le dos et un nez pointu, mais elles sont de ma taille désormais et mettent leurs formes – inexistantes à l’époque – en valeur. Les passagers qui m’entourent quotidiennement vieillissent sous mes yeux, jour après jour. En tournant les feuilles du journal gratuit, j’ai découvert que le soleil se lèverait quelques minutes avant que je ne sorte de chez moi demain, pour se coucher quand j’ouvrirai la porte de mon appartement. J’y ai survécu par le passé, alors je ne sais pas pourquoi ce fait a contribué à me mettre de mauvaise humeur. Peu après, j’ai repensé à ce café sous un parasol avec Marion, sur la place Richelme à Aix… Une averse avait subitement remplacé la lumière estivale, et nous avions été prises d’un fou rire dont j’ignore aujourd’hui la cause, si tant est qu’il y ait eu une… Ensuite, elle a dit “ça, ça restera, tu sais ce… cette situation de…” Et puis elle s’est interrompue, avec un haussement d’épaule qui signifiait “oublie, je ne trouve pas les mots”. Je n’ai rien ajouté. Moi aussi, je le savais sans pouvoir le formuler, de toute façon… Je suis vite revenue au présent pour ne pas me rappeler aussi que cette “amie” n’était plus en contact avec moi ; ce n’était pas une rupture violente, je ne vis que des trahisons par omission… Lire les articles pour ne pas y penser, absorber les informations comme un magnétophone, vite, elles sont tellement inintéressantes que je n’ai pas besoin d’y réfléchir. Dans la journée, j’ai rencontré un Professeur Tournesol qui aurait guéri sa surdité. C’était un homme étrange. Je l’ai trouvé attachant parce qu’il s’est écrié “je vais voler tout ce qu’il y a dans ce rayon ! Retenez-moi” ; je suis souvent en proie à la même tentation. Agaçant aussi, à cause de sa façon de me répéter à plusieurs reprises, fièrement, le métier qu’il faisait. Et puis, à chaque fois qu’il touchait un livre, il s’essuyait les mains avec un rictus d’écoeurement, or cette poussière ancestrale mérite d’être respectée… Un vieux livre propre serait beaucoup moins pittoresque, ne pensez-vous pas ? Il s’est exclamé “c’est une telle richesse ! Comment ce trésor peut-il être dissimulé ?” Je lui ai répondu que tous les trésors étaient cachés, par principe. En revanche, je ne comprends pas pourquoi mes visiteurs, qui ont l’air émerveillé en découvrant ce sous-sol, ne reviennent quasiment jamais par la suite. Quand on trouve un trésor, on ne l’abandonne pas, me semble-t-il. Ils savent peut-être que s’ils restent trop longtemps ici, ils ne réussiront plus à en partir, parce qu’il est plus facile de faire le tour du monde – sans oublier une seule ville- que de connaître précisément le contenu de ces étagères… A table, quelqu’un m’a expliqué très sérieusement : “à mon avis, le meilleur moyen de lutter contre la pollution causée par les voitures, c’est de se déplacer sur des autruches ; ça court très vite une autruche”. Grâce à lui, j’ai bien ri en imaginant la ville pleine d’autruches fonçant à toute allure sur les routes. Une autre conversation m’a consternée, mais je ne peux en parler ici. A travers la vitre du bus, au retour, j’ai vu une femme d’âge mur qui agitait les bras en regardant le ciel, elle avait réellement l’air de vouloir s’envoler… Elle n’y arrivera jamais, accroupie et avachie sur la chaussée dans la bière renversée. Ce contraste entre la légèreté aérienne de ses mouvements et sa lourdeur m’a émue. Lorsque je suis rentrée chez moi, j’ai jeté un coup d’oeil aux mots-clés ayant conduit des inconnus sur mon blog… L’une des questions a attiré mon attention : “quel temps faisait-il en septembre 2004 ?”. J’aimerais connaître les motivations de l’internaute qui l’a posée, d’autant plus qu’il n’y a aucune indication de lieu. A quoi sert de savoir le temps qu’il faisait il y a trois ans nulle part ? J’ai eu envie d’inventer une histoire… [Tu vois maman, j’ai eu raison de ne pas te raconter ma journée].