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Où il est question de descriptions maladroites, de vide et de rien, de feuilles mortes et de fleurs fanées à ressusciter

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Ces dernières semaines, j’ai essentiellement vécu des levers et des couchers de soleil à longueur de journées (les semaines duraient environ quarante-huit heures). Quand je sortais de chez moi, la nuit était encore présente, à peine grisée par l’approche de l’aube. Je distinguais uniquement l’asphalte anthracite sous mes pieds. Devant et au-dessus de moi, le décor était incertain. Le soleil apparaissait plus tard, en même temps que le pont au dessus de la Saône, à travers la vitre du bus ou au depuis la rambarde. C’était un soleil étonnamment doux et chaleureux malgré la fraîcheur du petit matin, notamment grâce aux feuilles des arbres jaunis ou rougis par l’automne, aux couples de cygnes sur la rivière, dans laquelle se reflétaient, ondulantes, les façades colorées des maisons… A cet instant là, le paysage, dans son intégralité, n’était que courbes, rondeurs, et couleurs flamboyantes. C’était beau à donner envie d’être peintre ou photographe, pour pouvoir immortaliser une vision sans lui faire perdre son intensité ni sa fulgurance. D’ailleurs, j’ai voulu prendre une photographie des quais tous les jours, mais j’ai perdu mon appareil photo quelque part dans l’ombre de mon appartement, sous les objets entassés et les poubelles pleines, sous les seules preuves matérielles de mon existence.

Le long du chemin, j’ai foulé des feuilles mortes de plus en plus nombreuses, en longeant un mur envahi par la plante grimpante qui me fascine chaque année à cette saison : sa couleur est indéfinissable, quelque part entre le rose bonbon et le pourpre. Je n’y connais rien en végétation mais le reste de l’année, ce mur est invisible, même si je le suis matin et soir pour rejoindre la bibliothèque sans m’en apercevoir. En entrant dans mon antre à livres, je suis systématiquement surprise par la joie ressentie, d’autant qu’elle dure depuis plus de quatre années. Certains lieux nous ensorcellent puis nous hantent, à la manière d’un coup de foudre, qu’il soit amoureux, littéraire, musical… Soudain on ne peut plus s’en passer, sans être nécessairement capable de justifier cette passion, voire en trouvant de nombreuses raisons de s’y soustraire. Parmi elle, il y a ce stress inexistant autrefois… J’ai la désagréable impression d’être à la lisière de la perte de contrôle. Cette crainte prend la forme d’une certitude : je n’en fais jamais assez. Je sais que je ne fais rien d’autre (non, je n’appartiens plus à ces employés qui passent leurs heures de boulot entre Twitter et Facebook) et je n’ai provoqué aucune catastrophe pour l’instant. Néanmoins, il me semble que le retard s’installe imperceptiblement, comme la fissure qui précède le gouffre, comme un premier symptôme anodin avant la découverte d’une maladie. Lorsque le mal sera fait il sera trop tard, me dis-je alors, tandis que le découragement m’envahit à la fin de la journée… A la fin de la journée uniquement, car chaque matin l’espoir ressurgit, y compris quand il a fait semblant de me quitter définitivement la veille.

Les stores grincent un peu en dévoilant le parc constellé de rosée. J’ouvre la fenêtre afin d’aérer ce sous-sol. A l’odeur des livres s’ajoutent celle des rosiers et de l’humidité. J’allume tous les ordinateurs, puis lance selon les jours et les envies : Spotify, Deezer, Last.fm ou HypeMachine pour travailler en musique. Assez souvent, je me sers une tasse de thé. J’ai amené une bouilloire, une tasse et différents sachets de thé vert ; je n’en suis pas encore à garder mon matériel de toilette à proximité de mon bureau comme le faisait Mon Petit Vieux Préféré mais, incontestablement, je m’approprie cet espace. D’une certaine manière, je m’y installe comme on s’installe dans un nouvel appartement : tout est encore dans les cartons, il y a tant à faire, alors on s’arrange pour avoir l’indispensable : la musique tout le temps – celle que je choisis – et le thé à volonté. Cependant si, chez moi, je passe des heures à me demander ce que j’ai envie de faire, ce que je dois faire, dans quel ordre le faire, puis à culpabiliser de ne rien faire, ici je suis prise dans un mouvement perpétuel : le courrier, les commandes de nouveaux livres, le journal des comptes, la réparation de certains vieux bouquins, le dossier pour une réunion, le classement, l’indexation, les cartons remplis de dons… Je ne peux pas me permettre d’être immobile. Éventuellement, j’interromps mon activité afin de griffonner le nom d’un artiste intéressant entendu sur une radio Last.fm ou sur HypeMachine, ou pour faire chauffer de l’eau, mais ce faisant je pense toujours à l’action qui suivra. Ainsi, les heures et les jours s’écoulent à une vitesse inconcevable, d’autant que ces activités me passionnent : je veux être efficace ! D’ailleurs je me demande si je possède la moindre volonté en dehors de ce contexte professionnel.

Malgré tout, je ne suis pas mécontente de quitter la bibliothèque à la fin de l’après-midi, notamment parce que c’est l’occasion de marcher une heure en écoutant de la musique. La marche est une étrange activité quand on ne la pratique pas pour se rendre quelque part. Enfin, certes, en l’occurrence, je me rends chez moi… car je n’ai nulle part où aller sinon. Je me rends chez moi par habitude ou par facilité, mais je m’autorise des détours, des rues prises au hasard, pour être surprise rester attentive à ce qui m’entoure, par exemple aux couchers de soleil. Les couchers de soleil m’ont rattrapé. Jour après jour, ils sont survenus un peu plus tôt dans mon parcours. Il y a quelques semaines, après environ trois kilomètres de marche, je traversais le pont sous un ciel si clair que la lune était visible, diaphane mais indubitable dans le ciel bleu. Maintenant, au moment précis où je sors de la bibliothèque, je vois les nuées tremblantes d’oiseaux, celles qui précèdent la tombée de la nuit… Ce n’est pas désagréable non plus.
Dans tous les cas, marcher longuement sans véritable objectif est une expérience curieuse. La marche sépare et rassemble tout à la fois. Je suis consciente de ce qui m’entoure, du sourire béat et absent d’une passante, d’un homme qui pêche sous le panneau “pêche interdite”, d’un ivrogne affalé sur le rebord du trottoir, de la surface écaillée d’une péniche, des yeux ronds curieux d’un bébé dans une poussette, mais aussi de ma respiration, de mes foulées, des scénarios imaginaires que je construis, des phrases que j’écrirai, des notes de musique transmises par mon baladeur… Je peux à la fois rêvasser comme si je m’absentais intégralement de la réalité, et me sentir appartenir à ladite réalité de tous mes sens. Je suis incapable de vivre un tel flux de sensations internes et externes simultanément le reste du temps, quoi que je fasse. Petit à petit, je deviens dépendante de cet état : malgré une dernière montée difficile, j’arrive toujours trop tôt chez moi, rendue moite par l’effort, essoufflée par les dernières marches, et pourtant prête à faire de nombreuses foulées.

En fait, je ne souhaite pas réellement arriver chez moi à la tombée de la nuit, de toute façon. C’est toujours le soir que je m’adonne à la mélancolie. Je referme la porte d’entrée, tâtonne à la recherche d’une lampe qui ne soit pas grillée (il n’y en a qu’une mais je garde le réflexe d’appuyer sur les autres interrupteurs), enlève mes chaussures, puis enfile des vêtements confortables. Ensuite je me sers une bière fraiche pour me rafraîchir après ma longue marche, éventuellement suivie d’un verre de vin, ou deux, ou bien trop. Le verre à remplir et les mouvements de ma bouche pour le boire seront désormais mes principales activités, en dehors de celles-ci je ne bougerai plus avant le lendemain. Il n’est que 17h30, il pourrait être minuit. D’ailleurs, si je croise un voisin ou si je fais une course juste avant de rentrer chez moi, je dis machinalement “bonne soirée”. Mes interlocuteurs me répondent “bonne fin d’après-midi”, voire “bonne journée” pour les plus optimistes (la majorité d’entre eux, bizarrement) alors je prends conscience du décalage : ah oui il ne fait même pas encore nuit ! Je récidive le lendemain. Je le sais par avance : en rentrant chez moi, je ne fais rien de précis, rien de général non plus, rien. Parfois je bavarde avec mon amoureux sur Gtalk avec le son et l’image ; s’il ne se connecte pas, je reste bien souvent “invisible”, comme si rien d’autre ne m’intéressait, comme si je pensais trop à lui pour pouvoir m’intéresser à qui ou à quoi que ce soit d’autre, plutôt. Et puis la nuit passe. Je la fais durer pourtant… Je décide d’aller me coucher à 23h et rejoins mon lit à 1 heure du matin, sans raison, comme si j’attendais un événement, une fois de plus. De toute façon, le sommeil me fuit durant plusieurs heures. Quand il accepte enfin de me saisir, il m’envahit de rêves psychédéliques, troublants, incompréhensibles, souvent angoissants. J’accuse l’alcool fréquemment, quand le réveil me surprend encore étourdie par l’ivresse. A 6 heures et quarante cinq minutes du matin, les paupières faites de braise, le cœur en proie à une violente tachycardie tandis que ma chambre virevolte, je me promets d’être très raisonnable la nuit suivante, et puis le cycle se reproduit d’un jour à l’autre, d’une semaine à l’autre, d’un mois à l’autre.

Le samedi soir, cette difficulté à sortir de la bibliothèque est encore plus flagrante car j’accueille le week-end avec une indifférence inédite. C’est un fait, c’est tout : je travaille cinq jour sur sept donc au bout du cinquième jour je suis en congé, c’est nécessaire comme les levers et les couchers de soleils, le vent la pluie, les repas trois fois par jour, etc., on n’y peut rien, c’est agréable ou non peu importe, mais c’est surtout dans l’ordre des choses. Auparavant j’avais toujours hâte de quitter mon travail, soit parce qu’il était pénible (caissière, employée chez McDo, etc.), soit parce que je souhaitais retrouver mon amoureux rapidement (durant plusieurs années, le week-end était le seul moment où j’étais avec lui, à Lyon ou à Grenoble). Maintenant, je redoute l’appartement vide et mal éclairé, le canapé taché par les verres qui glissent de mes mains après minuit, et surtout l’inactivité.
Dés que le week-end commence, j’ai de nombreux projets bien définis ; je n’ai rien accompli quand il se termine, j’ignore l’origine de cette apathie. Au fond je me demande si je n’attends pas le lundi, assise à écouter des disques du matin à l’aube, entre deux nuits téléphoniques. Je refuse les invitations de mes amis car je suis épuisée à l’idée de me déplacer et puis, de toute façon, je me sens incapable d’être présente autrement que physiquement tant ma tête est faite d’inaccompli, d’inachevé, de stress inutile de son absence. J’ai mauvaise conscience d’agir ainsi. Je sais qu’il est malsain de s’isoler, d’autant qu’à la bibliothèque, il m’arrive de passer une journée entière sans prononcer un seul mot, mais je ne ressens aucun manque. J’aime toujours voir les personnes qui me sont chères, mais je n’ai pas la force d’aller à elles. Je dois aussi m’obliger à décrocher le téléphone ou à répondre à un mail, y compris s’il est très bref. Je me fige, irrésistiblement, entre ces murs. Je suppose qu’il en a toujours été plus ou moins ainsi où que j’habite, mais la situation s’aggrave jusqu’à blesser mes proches. Si par hasard je leur réponds en prenant sur moi, je ne parle que d’eux. Ils s’en rendent compte puisqu’il me disent malicieusement “la prochaine fois tu me parleras de toi d’accord ?”, ou “j’aimerais avoir de tes nouvelles aussi”. Il n’y a pas de nouvelles à donner, je ne saurais même pas dire si je vais bien ou mal, je crois que ça m’est complètement égal. Enfin, je ne suis pas malheureuse, j’apprécie ma solitude et ces disques qui défilent sinon je parviendrai à remuer, j’imagine. Pour autant, je suis consciente de cette perte de communication, cette perte de souvenirs, cette perte de vécu en somme. Je m’adonne au vide, comme je m’adonne à la mélancolie, consciemment mais non sans culpabilité.

Ces dernières semaines, donc, j’ai essentiellement vécu des levers et des couchers de soleil à longueur de journée… les derniers levers et couchers de soleil car l’hiver approche. L’heure à laquelle tombe ou s’efface la nuit n’est pas l’unique preuve du passage des saisons. La brume matinale envahit déjà la colline que je contemple depuis le parc. Elle rend désormais indistincte le trafic des voitures sur la route en dessous, elle entoure la basilique d’une fumée inodore. Les oiseaux noirs reviennent tournoyer au dessus des pins, les écureuils s’affairent sous leurs branches. La semaine dernière, j’ai entraperçu – durant une journée, donc pendant quelques secondes – ce ciel blanc laiteux, des briques de nuages tellement lourdes qu’elles anéantissent l’espace. J’ai souvent écrit que j’aimais cette lividité céleste car son intemporalité était rassurante : à dix heure du matin comme à quinze heures, la lumière est la même. Cette année, je crains de la détester. Elle assombrit même les arbres… Pour l’instant, ceux-ci se libèrent de leurs feuilles rousses dans le vent. Bientôt, il n’y aura plus que des branches inébranlables sous les rafales hivernales, des arbres absolument immobiles. La pelouse, sans ses “fleurs roses des vents à souffler” et sans ses pissenlits cessera de ressembler à une marée colorée à la moindre brise. Les flaques d’eaux deviendront des patinoires miniatures, gelant tout ce qu’elles contiennent. Pour peu que la neige s’en mêle, les perspectives disparaîtront, alors le parc sera semblable à une photographie en noir et blanc, un instantané infini. Il ne restera plus que les volutes de nos souffle, la buée sur les vitres, les glaçons qui fondent sur les cheveux, le verglas sous les pas, pour se sentir vivre dans un espace-temps. Jeudi matin, déjà, je regardais des gouttes de pluie accrochées aux bancs à travers la fenêtre, et j’avais cette envie absurde de prendre un chiffon pour accélérer leur disparition à défaut de pouvoir leur infliger un mouvement.

Enfin, je ne suis pas désespérée non plus. Au contraire, j’espère jusqu’à l’absurde… La semaine dernière, mon amoureux m’avait fait parvenir un beau bouquet de fleurs inattendu à la bibliothèque. C’était amusant car tous mes collègues – invisibles le reste du temps puisqu’ils travaillent dans les étages de l’établissement – voulaient impérativement savoir qui m’envoyait des fleurs et pourquoi (le livreur s’étant perdu dans les couloirs avant de trouver la bibliothèque, comme tout le monde). J’ai regretté d’avoir dit la vérité : “c’est mon amoureux, et non ce n’est ni ma fête ni mon anniversaire, mais j’ai un amoureux romantique qui aime faire des surprises”. J’aurais dû prendre un air énigmatique et laisser courir des histoires rocambolesques… Bref. Les fleurs étaient fanées mardi. Je les ai sorties du vase que j’ai rempli d’eau avant de les remettre dedans, comme si elles pouvaient encore avoir soif. Je savais que ce geste était insensé : elles étaient mortes, ternes, racornies au point d’effleurer la table du bureau, leur parfum avait l’odeur de la décomposition… Néanmoins, je n’ai pas pu m’empêcher d’agir ainsi… De la même manière, quand il me dit depuis l’Irlande : “je suis sûr qu’on ne regrettera pas cette séparation d’un an et demi”, je lui réponds “certainement, un an et demi ça passe assez vite” sans comprendre moi-même ce que je raconte. Comment pourrais-je ne pas regretter ce temps perdu ? Pour lui, bien sûr, c’est l’occasion de découvrir un pays, une culture, d’avancer professionnellement, d’avoir des maîtresses mais moi, qu’est-ce que cet éloignement m’apporte ? Le plus invraisemblable étant que je ne lui mens pas pour le rassurer, je crois à ces mots en les prononçant, comme je crois à un refleurissement de mon bouquet fané… Mais dans l’intervalle, je perds mes forces doucement, paisiblement. Le bouquet est toujours sur ma table, l’eau ne diminue pas, et je murmure comme une prière : “allez, avec ou sans ces fleurs, avec ou sans lui, il va bien falloir essayer de passer l’hiver”.

Cabinet of Natural CuriositiesGlass
(Aucun rapport avec le texte, comme souvent, mais ce morceau est magnifique, c’est déjà ça.)

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