Je me suis éveillée vers 7 heures du matin, un jour de congé… Sous la couette, j’ai clos mes paupières avec obstination, néanmoins mes jambes remuaient toutes seules, mes bras se crispaient, comme si mon corps était impatient de se lever. Rien ne m’y obligeait, mais j’ai tellement l’habitude du stress intermittent de la perfectionniste – le stress de celle qui veut en faire le maximum et ne fait rien par peur de mal faire – que j’ai régulièrement l’impression d’être en retard, débordée même (et surtout) si je suis inactive… Quelque part en moi, il y a l’urgence d’agir, l’idée que le sommeil nuit à la journée que je dois vivre impérativement, sans perdre une seule minute. Alors finalement, je me suis redressée. J’ai écarté les rideaux qui s’avachissent au fur et à mesure des jours (un anneau cassé par mois, ce serait presque symbolique pour quelqu’un de superstitieux, ce voile en laine qui laisse entrer davantage de lumière saison après saison)… Il faisait encore nuit. Derrière la fenêtre éclairée d’en face, une silhouette familière me faisait face. L’un de mes voisins passe la plupart de ses nuits et de ses matinées au milieu de sa fenêtre, “au milieu” dans le sens où le montant vertical de la fenêtre coupe son visage en deux. Il est indistinct avec la distance : je serais surement incapable de le reconnaître si je le croisais dans la rue, d’autant qu’il se compose de deux moitiés de visage floues sans corps apparent. Au début, lorsque que je venais d’emménager dans cet appartement, il m’est arrivé de sursauter en l’apercevant, ensuite je me suis habituée à cette vision. Après tout, je passe également beaucoup de temps au bord des fenêtres, sans regarder personne en particulier : il me trouve peut-être toute aussi spectrale depuis l’autre côté de la route.
J’ai escaladé machinalement Le Chat roulé en boule sur la moquette sale, descendu l’escalier d’un pas incertain dans l’obscurité, pour saisir une tasse à laver parmi la pile de vaisselle dans l’évier. J’ai versé mon mauvais café – café soluble 1er prix ED – puis du lait (dans ma tête, mon père allergique au lait me demandait : “tu mets uniquement du lait dessus ? Ce n’est pas indigeste ?” comme à chaque fois que je prends un petit déjeuner à côté de lui depuis plusieurs années), ajouté 2 sucres par flemme d’en casser un en deux, enfourné ma tasse dans le micro-ondes (il faudrait que je le lave un jour, me dis-je tous les matins) puis allumé les deux ordinateurs : le PC pour écouter de la musique, l’ordinateur portable pour le reste. Ensuite, je me suis connectée à ma messagerie électronique dans laquelle trois messages m’attendaient : “j’ai un truc super important à te dire : je t’aime.” (1er mail), la photo d’un chien déposant une crotte sur des journaux (2ème mail). les codes d’accès pour l’audioblog que je m’apprête à créer (3ème mail)… Que des bonnes nouvelles…? Après, je suis venue sur ce blog, comportement rarissime ces derniers temps, et j’ai été presque surprise de le trouver intact. Bon, alors, qu’en faire maintenant ?
J’ai envisagé de fuir sans rien annoncer officiellement… Après tout, “14 chansons avant de partir” est une excellente manière de fermer un blog intitulé “Play me a song to set me free”. Habituellement, on annonce : “c’est ma dernière note”, “je n’ai plus le temps d’écrire”, “je n’en ai plus envie”, “j’ai trop de chose à vivre pour perdre du temps à raconter ma vie”… Alors, les gens laissent de nombreux commentaires pour témoigner : “tu vas me manquer”, “oh non !”, “bonne route alors”… Commentaires plutôt agréables à lire, même si personne ne sait s’il s’agit de politesse, d’hypocrisie (un synonyme de la politesse n’est-ce pas), ou de déclarations sincères. De plus, les lecteurs invisibles en profitent souvent pour laisser une trace du genre : “je n’ai jamais osé commenter, pourtant je te lisais”. Je le sais, je l’ai fait en tant que commentatrice très occasionnelle, je l’ai vécu en tant qu’écrivaillon égocentrique.
Au bout du compte, je suis toujours revenue, 2, 3, 5, ou 6 mois plus tard. Alors je m’apercevais – surprise plaisante – que ce blog était encore fréquenté, malgré les longs silences. A chaque fois, je reprenais difficilement, car moins on pratique moins on sait pratiquer, quel que soit le domaine. Bref, pour la première fois de ma longue (trop longue, peut-être) vie de blogueuse, j’ai envisagé de partir définitivement sans rien annoncer, comme ces artistes – chanteurs, groupes, écrivains… – qui disparaissent subitement et dont, des années plus tard, on se demande ce qu’ils sont devenus… N’imaginez surtout pas que je me prends pour une artiste ! J’ai simplement eu la certitude – évidente comme toute certitude – que je me répétais jusqu’à m’autoparodier : “allez, remets-en une couche quant à ta bibliothèque souterraine, le souffle de ton amoureux, les citations extraites des livres, les passagers des bus, le passé lourd à assumer, les étourdissements éthyliques et les crises de doute… T’en n’as pas un peu marre de radoter ?” Si. “Alors arrête jusqu’à ce qu’il y ait un changement dans ta vie ! Mais cette fois-ci, n’annonce pas ton départ, fuis, et personne ne saura si tu reviendras ou non, quand, comment.” Déjà, adolescente, j’aimais ces disparitions : “elle est sortie acheter des cigarettes et personne ne l’a jamais revue”. “Elle a déposé quatorze chansons sur son blog, fermé ses comptes twitter et Facebook, cessé de répondre à ses mails, et personne ne connaît la suite de la vie de Junko…” Oui, pourquoi pas, ce serait tentant.
En réalité, j’ai continué à écrire… de l’éphémère. Des sujets des verbes et des compléments sur des coins d’enveloppe, des billets d’avion, du papier destiné à finir dans une poubelle, sous un canapé, au fond d’un sac, ou à se liquéfier sous des traces de vin rouge… De l’anodin inutile en somme, comme d’habitude, sauf qu’il ne m’en reste rien ou presque.
Cependant, en revenant sur ce blog ce matin, j’ai cliqué sur “archives” dans la colonne à droite : des montagnes voire des collines et des plaines sont apparues. Devant tant d’années (parsemées d’absence, d’ailleurs), il m’a paru dommage de ne pas aligner d’autres infimes cimes… J’aimerais bien qu’à ma mort, il reste au moins quelques mots extraits de chaque année, même s’ils seront nécessairement futiles, superficiels, à côté de ce que contiennent ces années dans leur totalité. De plus, ce blog me plaît beaucoup esthétiquement parlant : j’aime toujours son titre, sa bannière et ses couleurs. Enfin, mon ami a raison de dire : “ce n’est qu’un blog, pas un œuvre d’art, des blogs il y en a des tas dont le tien, tu n’as aucune excellence à atteindre. Écris pour toi, le reste tu t’en fous, c’est nul ou c’est très bon, peu importe.” Mais selon je-ne-sais-plus-qui : on écrit toujours pour quelqu’un y compris si ce quelqu’un est soi-même, or moi-même je m’insupporte assez rapidement. Enfin, tout le monde l’aura compris, j’écris au fil des lettres tapotées sans savoir comment ma phrase se finira car j’ignore comment revenir, tout simplement. J’espère qu’en balbutiant, une idée claire finira par s’énoncer, maintenant ou au prochain texte. En tout cas, pour continuer, il faut que je commence, même à partir de rien.
Au départ, j’avais l’intention de raconter mes vacances, comme les élèves de primaire dans les rédactions de français de la rentrée, sauf qu’il aurait fallu les rédiger en plusieurs épisodes : le Var chez mes parents, Londres et l’Irlande avec mon amoureux… Il y avait tant de décors, de dialogues et de sensations que j’aurais dû y passer de nombreuses semaines. Il aurait sans douté été question (en vrac, nécessairement) : d’un train inexistant dans lequel j’ai voyagé, de la toux désespérante de ma mère avec sa cigarette perpétuellement coincée entre les dents (oh comme sa manière de serrer son mégot entre ses dents de devant comme s’il s’agissait d’un artichaut cru m’agace !), de son amour inconditionnel et indispensable à ma survie (comme toujours), de pins pleurant leur résine sur les capots des voitures, de cigales camouflées sur les troncs avec leurs crissements exaspérants, des couleurs des calanques, de la Méditerranée changeante mais toujours “profonde et bleue” au soleil, du silence écrasant de la nuit sur un bateau quand la mer (huileuse et noire) devient du pétrole, des “fleurs des cimetières” sur les mains de ma grand-mère, d’une auberge de jeunesse plus petite qu’un placard, d’une dispute amoureuse légère à laquelle mon amoureux a mis fin très justement en affirmant : “dés que tu bois de la Tequila, tu te mets à pleurer en disant que tu n’es pas à la hauteur de toute façon, plutôt que de me quitter ou de te suicider, arrête la Téquila”, de vin rouge de luxe avalé au goulot sur la terrasse d’un Pub fermé à deux heures du matin – heure anglaise, d’un pique-nique improvisé avec sublime vin blanc et saumon fumé au milieu de l’après-midi, des étreintes enflammées par le manque de l’autre – sa peau, son odeur, etc., tout le monde connait le refrain du désir (ré)apparaissaient telle une drogue – d’une île sauvage avec des falaises qui tombent à pic sur un océan remué par le vent et… d’un nombre incalculable d’autres paysages et perceptions romantiques à souhait, ou plutôt à cliché. Oui mais, ce serait long donc, et déjà inactuel.
J’aurais aussi pu écrire une note intitulée 29, qui ferait suite au 28, au 27, etc. pour célébrer mes 29 ans. Alors, j’aurais sans doute décrit une première expérience : le goût acre d’un gros cigare de luxe accompagné d’un whisky qui avait 25 ans d’âge (la cendre d’un cigare est toute à fait passionnante par rapport à celle d’une cigarette, soit dit en passant, les connaisseurs me comprendront). Dans ce texte, il y aurait eu des descriptions assez vagues à cause de la beauté chaotique des perceptions éthyliques : des errances entre des murs étrangers, ces moments où je me demande mi-perturbée mi-ravie par l’inattendu : “mais comment suis-je arrivée là, dans cet appartement improbable, entourée d’inconnus curieusement sympathiques ?”, des nuits qui se terminent sur des canapés surgis de nulle part… Du déjà-vu en dehors de ma volonté de passer ma vie avec lui, lui seul, laquelle embellit le moindre pseudo-drame quotidien finalement, au-delà du temps et de la distance. J’aurais certainement confié, enfin, ce mélange de satisfaction, de soulagement et de sérénité quand je regarde son corps détendu et que j’écoute sa respiration régulière au milieu de la nuit et puis, en parallèle, son émotion quand il constate que je me suis endormie contre lui le visage enfoui dans sa nuque chaleureuse que j’inhale et redécouvre à l’infini… rien de nouveau mais rien de lassant. Un aéroport, deux valises à défaire, et le chemin de la bibliothèque, alors à quoi bon essayer de restituer maladroitement un passé inoubliable uniquement afin de bloguer…?
A cause de la grève des TCL (Transports en Commun Lyonnais), j’ai effectué le trajet de mon appartement à la bibliothèque et inversement à pied, pour la première fois. Auparavant, j’ai toujours cédé à la facilité du bus ou du jour de congé rattrapé la semaine suivante. Il faut que je remercie les TCL pour ces 10 kilomètres de marche quotidiens. Jusqu’à présent, je sortais du bus épuisée par le brouhaha : la radio, les baladeurs voire les hauts parleurs des passagers et leurs voix criardes dominaient à la fois ce que j’écoutais et ce que je lisais difficilement, sans parler de l’obligation fréquente de passer 45 minutes debout, écrasée par des corps puants. Au contraire, la marche réveille mon organisme après une nuit éternellement trop courte, puis le revigore après une journée de travail. A chaque pas que je fais, quelque chose, dans l’air frais d’un automne encore printanier, sur ces quais déserts, ou depuis la rivière aux mouvements paisibles – c’est indéfinissable – me ranime. Oh, je sais qu’avec la fin de la grève, je reprendrai souvent le bus (beaucoup plus efficace que mes pieds), en particulier s’il pleut, s’il gèle, ou s’il neige… mais ce ne sera plus systématique. Cette marche forcée mais appréciée a aussi signé l’avènement de l’automne. En dépit de la date indiquée sur les calendriers, les journées sont ensoleillées dans ma ville adoptive bien aimée, les arbres sont verts dans le parc, et les “fleurs-roses des vents blanches qui disparaissent quand on souffle dessus” s’éparpillent sur la pelouse. En revanche, le long des quais, les feuilles mortes s’étendent. Elles sont aussi présentes à la surface de la rivière où elles se flétrissent et se décolorent, sous une chaleur trompeuse.
Au cours de cette semaine de grève des transports en commun, j’ai retrouvé Mon Petit Vieux Préféré, durant quatre journées. Il était aussi touchant qu’à l’accoutumée, d’autant qu’il se faisait discret : “qu’est-ce que je peux faire pour aider la patronne ?”, alors qu’il a été le patron pendant 60 ans ans, que suis-je à côté de lui ? Mal à l’aise, je l’ai vu passer l’aspirateur tandis que j’étais attablée à son ancien bureau, mais il semblait simplement heureux d’être dans la bibliothèque à mes côtés. Il m’a rassérénée en disant à haute voix à un lecteur : “elle fait bien son travail, je ne regrette pas d’être parti, je savais qu’on pouvait lui faire confiance”. Il a écouté attentivement l’album de Yo La Tengo que je lui proposais avant d’applaudir à la fin, tout en me demandant comment installer Spotify à son retour en maison de retraite. Il m’a expliqué qu’il n’avait qu’un seul manque là-bas, d’ordre intellectuel : “par exemple, à midi je ne peux pas choisir ma place à table, on me met en face d’un homme qui mange la viande avec une cuillère et son yaourt avec une fourchette… Quelqu’un qui n’a pas toute sa tête et avec lequel je ne peux pas bavarder. On nous pousse à ne rien faire à part s’avachir devant la télé. Discuter des livres que je lis me manque par exemple, et je n’ai personne avec qui jouer aux échecs”. Par conséquent, la veille de son départ, je lui ai offert un jeu électronique d’échecs en précisant : “combattre un ordinateur c’est surement moins drôle, mais c’est toujours ça, je suppose”. Il m’a serrée fort entre ses bras maigrichons et osseux, pendant que je lui rappelais qu’il pouvait toujours parler de littérature avec moi par mail. Je lui ai promis d’aller le voir tout en ne sachant pas si j’y parviendrai, parce qu’il est très loin dans la montagne, mais c’est une promesse animée de bons sentiments, un semi-mensonge mais un pieux semi-mensonge.
“Ton blog permet d’avoir des nouvelles, après ce long silence on aimerait savoir en quelque sorte si tu vas bien”, m’avait écrit un lecteur. A lui, à quiconque se pose la question, oui je vais bien, entre monotonie confortable et sentiments exacerbés trop intimes pour être approfondis en public.
J’ai l’intention d’ouvrir deux autres blogs prochainement : un audioblog, et un webzine en collaboration avec mon amoureux… Sur ce dernier, il sera question de musique, de littérature et de cinéma, en fonction d’un thème précis. Ces sites ne seront pas la suite de ce journal, pas du tout, il s’agit de projets parallèles auxquels je pense depuis longtemps. Ici, je peux écrire 15 notes par mois ou disparaître durant six mois, ce n’est pas nouveau, mais je ne pars jamais définitivement… Je suis une blogueuse irrégulière et aléatoire depuis la première note de mon premier blog. J’attendrai simplement d’en avoir envie ou d’en avoir besoin avant de revenir, en espérant avoir encore des lecteurs à mon retour (oui, je l’ai déjà dit, c’est en grande partie pour vous que j’écris, ou que je me tais afin de vous épargner mes répétitions)… (D’ici là, j’essaierai d’apprendre à faire des phrases courtes sans parenthèses). De toute façon, poster une note après “14 chansons avant de partir” signifie déjà que je reviendrai (ne serait-ce que pour compenser ce mauvais texte avant de disparaître).
Shizuka – Measuring Loneliness
(parce que j’ai écouté Shizuka en écrivant cette note et que ce morceau est mon préféré… J’en reparlerai peut-être ailleurs)