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Et pendant qu’autour de moi les gens se demandent s’il neigera à Noël, je me demande s’il sera à mes côtés quand j’irais voir la mer en hiver.

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Quand le réveil sonne, au lieu d’ouvrir les yeux, j’attends le frottement du drap tandis qu’il remue, un soupir parfois, les arabesques que ses doigts dessinent sur mon dos, le cliquetis de l’interrupteur, et puis son souffle sur ma nuque : “attention tu vas être en retard si tu ne te lèves pas”. Je garde mes paupières closes encore un peu, pour emmagasiner la vision dépouillée (du noir à l’orange sous mes paupières, sans objets, sans perspectives, sans persistance rétinienne), la chaleur, la tendresse, le calme, car j’en aurais besoin jusqu’au soir.

Ensuite seulement, j’ouvre les yeux, attrape son pull, puis l’enfile sous la couette, avant d’extraire mes jambes du lit, petit à petit, comme lorsque je pénètre dans la mer l’été. Je ne suis pas de ceux qui savent plonger, que ce soit dans le froid ou dans la réalité. Lui, si. J’ai cessé de rire bêtement en le regardant bondir sur la moquette, tout nu, poussant des cris de primate, mais je souris encore affectueusement. Je lui demande “mais toi tu n’as pas besoin de te lever, pourquoi tu ne te rendors pas ?” J’aimerais l’entendre répondre “pour te soutenir, pour rester avec toi avant que tu t’en ailles…” Pudiquement, il préfère dire : “je peux me rendormir après ton départ”. C’est suffisant, le reste s’exprime dans son regard. Il ne me parle que très peu parce qu’il connaît ma mauvaise humeur matinale, mais je peux tout de même ajouter quelques réserves dans mes tripes : le compte-rendu d’un rêve nécessairement farfelu, un baiser au café ou au dentifrice, un encouragement, un enlacement, et une promesse crédible : à ce soir.

Sitôt la porte refermée, l’air glacé m’agrippe, seule la lisière de mes cils reste brûlante de sommeil. Je peux visualiser les programmes qui clignotent et s’exécutent : marche sur le trottoir monochrome, traverse quand le bonhomme est vert, ouverture et fermeture des portes… Résignée, je me déplace d’un déjà-vu réconfortant à un déjà vu monotone, immobile au dessus des rails, ou de la route. Le paysage blanchit à mesure que le bus roule vers la bibliothèque. En contemplant le parc, je ne vois que de jolis contrastes : les feuilles mortes mollement recroquevillés mais rigidifiées par la glace, aux couleurs flamboyantes et givrées à la fois, la dureté des branches dénudées des arbres et la brume qu’elles tentent de percer, la couleur pâle du ciel et l’éclat du soleil levant au fond… Je déambule quelques minutes dans le petit bois, le temps de finir ma cigarette. En l’absence d’écureuils (bien cachés à cette période de l’année) et de bruissements animaliers, le paysage est figé, vaguement inquiétant. Je pourrais très bien être bloquée au milieu d’une boule à neige. Je ne vois pas de flocons mais, après tout, la ville a disparu dans le brouillard, il n’y a pas d’horizon autour de moi, et rien ne bouge. En revanche, dans ce décor éthéré, irréaliste, je m’attends à ce que sol et ciel blancs se renversent, volutes et brouillards s’effilochant…

Avant de pénétrer à l’intérieur du bâtiment, j’écrase ma cigarette dans le cendrier devenu une patinoire miniature depuis que l’eau de pluie a gelé. La braise grésille sur la glace. Dans le hall, je suis confrontée à une foule remuante, dont les conversations résonnent en se mélangeant. Après la paix extérieure, cette agitation m’angoisse. Lâchement, je la fuis en faisant des détours derrière les plantes et les présentoirs, afin de rejoindre vite le sous-sol. Il y a longtemps que Mon Petit Vieux Préféré n’arrive plus à l’aube avant moi, mais je suis contente d’avoir le privilège de réveiller la bibliothèque : allumer les lumières, entrouvrir les stores… Quand j’effectue ces gestes, j’ai toujours l’impression d’arriver dans un endroit qui m’appartient, d’être la maîtresse du lieu. Finalement, c’est la seule couronne que je veux bien porter, celle de Reine de ses livres, responsable de leur personnalisation comme de leur bien-être.

“Qui cueille un fleur dérange une étoile” est la première phrase que je lis. Je ne la trouve pas sublime, pourtant elle aura estompé toutes les autres à la fin de la journée. Il faut dire que j’ai passé l’essentiel de ma semaine à réciter les mêmes mots, alignés comme les notes sur une portée, avec les nuances en dessous, évidentes. Je les ai appris par cœur à force de les rejouer, ils s’enchaînent machinalement. C’est pourquoi, sur la chaise de la cafétéria, je me rappelle des matinées de concours au conservatoire quand, assise sur mon siège, je guettais l’appel de mon nom… Mes doigts remuaient mécaniquement sur mes genoux en attendant de presser les touches blanches et noires.

Ce sont toujours les mêmes discussions, les plaintes de novembre, le mois que personne n’aime parce que : il faisait -2 ce matin dans ma voiture, la nuit tombe trop vite, déjà les décorations de Noël ils exagèrent, le rhume, la fatigue, les grèves… Mes collègues barbouillent encore et encore mon repas avec leur rouleau de misères colmatées. Je répète donc ce qu’ils attendent de moi, en rejouant ma mélodie de lieux communs. Ce n’est pas la mélodie du mensonge… Bien sûr, novembre est froid, obscur, un peu triste, et infecté de microbes ; là bas le choléra revient, ici la politique est désespérante…

Parfois, je retrouve ce qu’éprouvent ces gamins qui, ayant appris leurs tables de multiplications dans l’ordre, du haut au bas de la colonne, entendent un adulte malicieux leur demander brutalement “et 7*8 ?” Égarés, ils sont obligés de tout recompter le plus vite possible : 1*8=8, 2*8=16, 3*8…” or le temps d’y arriver, la réponse leur a été donnée. C’est ce que je ressens lorsque soudain, quelque chose déraille dans le discours convenu. Je suis perdue et stressée, sauf que je me sens également enchantée. Même si les propos ne sont pas exceptionnels en eux-mêmes, y compris s’ils sont terriblement désespérés, leur caractère inédit les rend miraculeux en cette saison.

Comme cette femme au visage terni par l’habitude, qui me confie : “le travail m’a volé mon mari. Il a perdu ses cheveux et son sommeil, ses jambes bougent tout le temps, il ne tient plus en place, quand on en est au repas il fait déjà la vaisselle, il est devenu grave, il a peur de ses responsabilités mais il a peur de les perdre avec la crise. Moi je le regarde et je me dis : on me l’a volé. L’étudiant que j’ai connu avait un autre regard, un sourire différent, on me l’a pris. Si je lui avoue, il me répond “bientôt ça va aller mieux” ; il répète ça depuis 6 ans, ça va toujours plus mal. Ils me l’ont volé, et j’ai tout le temps peur qu’il ait une attaque. Enfin c’est comme ça hein, c’est comme ça.” Gênée d’en avoir trop dit sans doute, elle s’enfuit avant de me donner le temps de réagir. Ainsi, elle me soulage (qu’aurais-je donc pu répondre ?) et m’alourdit (je suis impuissante) en une fraction de seconde.

Comme cet homme aussi qui perd son air absent le temps de me raconter une histoire de pain d’épice et d’orange sous un sapin, avant de conclure avec une lucidité pénible : “je me souviens du Noël de mes dix ans et je ne sais même pas ce qu’il s’est passé la semaine dernière. Le prochain Noël, je l’ai oublié avant qu’il n’existe.”

Plus tard, je retrouve Mon Petit Vieux Préféré, l’éternel. Il aurait dû partir en octobre, mais je crois qu’il faudrait au moins l’attacher et l’emporter sans son consentement pour lui faire quitter son refuge. Fièrement, tandis que tout le monde a la tête écrasée par novembre, il se redresse et trottine sans son fauteuil roulant. En milieu d’après-midi, je le vois surgir avec une tasse de chocolat chaud, “ça va lui réchauffer le gosier” justifie-t-il. Pendant que je sirote le breuvage, il me raconte qu’il a failli mourir plusieurs fois : “petit, on répétait que j’avais une santé fragile. On m’enterre régulièrement depuis quatre-vingts ans ! Et… toujours en vie !” Il me semble qu’il est le seul à prononcer ces trois derniers mots avec une telle exaltation, celle que tout le monde devrait ressentir pourtant.

Quand je rentre, juste avant d’appuyer sur la sonnette de l’appartement, j’éteins mon baladeur afin d’entendre distinctement la clé tourner dans la serrure, parce que sa silhouette dans l’entrebâillement de la porte a encore la dimension extraordinaire d’un événement heureux. A cet instant, j’ai quasiment perdu mes réserves matinales. Les baisers glacés de la neige fondue sur mon front, les confidences des uns, les plaintes des autres, les petits caractères des livres, la bousculade des transports en communs… Cet amas de visages, de corps, de mots, m’a vidée de l’intérieur, comme le froid continue à engourdir mes muscles et à paralyser mon visage malgré le feu de cheminée. Je me blottis contre lui et constate à haute voix que son cœur bat très vite… “Toujours quand tu es là” dit-il avec la spontanéité de l’évidence, laquelle me touche comme toute vérité inespérée. Je déroule mes collants afin de les remplacer par ses longues chaussettes en laine, celles qui montent jusqu’aux genoux. Il rigole en murmurant tendrement “t’as l’air d’une footballeuse avec ça”. Ainsi, d’éclats de rire en tendresse, je rassemble de quoi affronter novembre et encore plus loin, j’espère.

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