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Où il est question d’une Grenelle qui pépie, d’une aube interminable, de mots qui n’entrent pas dans des serrures, d’une nostalgie au conditionnel, d’un cerveau sain dans un corps désarticulé, et de souffle automnal surtout*

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Dés que j’éteins la lumière, le jour écoulé s’effrite dans mon crâne : conversations, sensations, projet se culbutent les uns les autres, et il me manque le souffle nécessaire pour les disperser harmonieusement. Quand enfin je m’endors, je me réveille brutalement à cause de ma bronchite automnale (celle qui précède la bronchite hivernale, au printemps et en été les crises d’asthme dues aux allergies prennent le relais). Je m’assois pour parvenir à respirer, et sens l’air siffler en s’infiltrant dans ma gorge… Un son que je perçois comme une mise en garde ironique, puisque je personnalise involontairement mon corps. Je vois mes globules blanc comme des petits soldats et les globules rouges comme les membres d’une association humanitaire (coûte que coûte nous devons transporter cet oxygène malgré les obstacles). Quand à mes poumons, ils ont la détresse agressive de certaines victimes, celles qui crachent à la gueule de leurs bourreaux ou ricanent sous les blessures.

Heureusement, ma rue est belle le matin au mois d’octobre, pendant trois minutes environ, à l’instant où le soleil émerge en coloriant en orange rosé les immeubles gris d’en face. A l’heure du second café et de la deuxième cigarette, cette clarté réchauffe mes yeux fatigués. Même si mes nuits sont trop courtes, c’est avec reconnaissance que j’accueille ce soleil levant : au moins je peux me tourner vers l’extérieur, il y a quelque chose à voir autour, et peut-être au loin avec un peu d’imagination.

Ces temps-ci, je ne rejoins pas la station du bus en suivant le chemin habituel, c’est-à-dire le plus rapide. Je perds entre 3 et 6 minutes de virages, à droite, à gauche, plus ou moins au hasard puisque de là où j’habite, il suffit de descendre pour arriver à destination. J’ai décidé de les faire tous, les escaliers, les ruelles, les traboules… d’une démarche nonchalante, celle qui fait croire aux gens qui me connaissent mal que je suis quelqu’un de calme et de réfléchi, alors que je ne suis qu’un zombie. J’entends quelques dialogues surprenants – “qu’est-ce que c’est exactement ce Grenelle ?” “Ben j’ai pas tout compris. On dirait le nom d’une race d’oiseau…” – franchis des barrages en forme de poussettes (étant donné la largeur très réduite des trottoirs dans les pentes de la Croix Rousse, je propose l’obligation pour chaque piéton d’avoir un rétroviseur et des phares, afin de pouvoir doubler aisément autrui sans être écrasé par les voitures), vois des affiches de concert dont une pour Deerhoof (c’est précisément au précédent concert de Deerhoof dans la même salle – il y un an et demi – que j’étais retombée dans les bras de mon amoureux, c’était hier il y a longtemps…)

En descendant du bus, je me demande si je n’ai pas imaginé le soleil matinal… C’est encore l’aube dans le ciel et en dessous. Même la pelouse a l’air perlée de rosée à cause de la bruine. Habituellement, l’aube est l’unique raison pour laquelle j’aime me lever tôt, afin de sentir cet “avant” suspendu. (…) J’aime ce passage comme le couplet précédant le refrain, les premières notes avant que tous les instruments ne se soient rejoints, quand la mélodie s’annonce sans être prévisible… Au lycée, tous les mercredi après-midi, j’allais au cinéma avec une amie ; après que la salle soit devenue obscure et une fraction de seconde avant le générique, elle me chuchotait “j’espère que ce sera bien”. L’aube, c’est exactement l’espoir que “ce sera bien”. Néanmoins, je la trouve ennuyeuse après quelques heures, aujourd’hui. Cette couleur blafarde éclaire la pièce bizarrement, en épaississent les ombres : le porte-revues est une muraille sur le carrelage, la chaise une échelle sur le mur… En ne fixant que le sol, les murs et le plafond, on ne pourrait peut-être pas deviner les objets présents dans la pièce. Cette atmosphère me rend cotonneuse, distante.

C’est peut-être pour cela que je ne vois pas entrer la dame. J’aurais dû l’entendre grâce au grincement indiscret de la porte, mais je la découvre quand elle me demande directement : “c’est ici qu’on trouve la paix ?” “Euh… Je ne sais pas vraiment ce que vous entendez par là. En tout cas c’est un lieu silencieux.” “Le silence est partout à Patience” (je ne vais pas divulguer ici le nom de l’endroit où je travaille alors je lui en invente un spontanément). “C’est vrai…” Désignant la pile de livres à côté de moi, elle veut savoir : “vous les lisez tous ?” “Non, je ne pourrais pas. Quand ils m’ont l’air intéressants, je les parcours. Au minimum, je lis la table des matières pour leur mettre des mots-clés”. “Des mots-clés ? Qu’est-ce que c’est ?” “Ce sont généralement les thèmes du livre, parce que le titre ne donne pas toujours assez d’informations sur le contenu.” Elle reste silencieuse quelques instants, ses mains caressent le contour du bureau. Je comprends que ses mains doivent caresser n’importe quel objet dés qu’elle réfléchit. Elle remarque : “j’aime cette expression “mots-clés”, des mots qui permettent d’ouvrir des serrures… Vous pensez que tous les mots ouvrent une serrure ?” Je pourrais lui répondre en reprenant mes vieux cours : non il y a des mots vides, et d’autres qui sont trop imprécis pour être pertinents, mais je sens que ce n’est pas ce qu’elle attend. D’ailleurs elle reprend “quelle serrure serait associée au mot “mort” ?” “Je crois qu’il y a beaucoup trop de serrures et autant de clés pour ce mot là”. Je vois que ma réponse ne la satisfait pas. Après un silence interminable, elle conclue sans avoir l’air d’y penser : “je ne vais pas vous déranger, je vais vous laisser travailler”. Les gens qui prononcent cette phrase sont toujours ceux qui “m’empêchent de travailler”, au contraire. A tout hasard, je lui demande si elle cherche un livre (normalement on vient me voir pour cette raison là), elle fait un signe de négation avec ses deux bras, comme si elle voulait repousser physiquement ma question, puis sur un ton inquiet : “je peux simplement m’asseoir ?” “Euh oui… Bien sûr”.

Elle se pose sur le canapé à proximité des revues, sans les voir. Je reprends mon travail, tout en lui jetant des regards à la dérobée, entre deux pages. Elle m’agace, d’une façon complètement irrationnelle. Je voudrais qu’elle prenne un livre, une revue, qu’elle observe le paysage, qu’elle fasse quelque chose… Surtout qu’elle est sur l’extrême rebord du siège (sans même s’appuyer sur le dossier), le corps crispé, fixant le mur moisi qui n’a rien de passionnant (j’ai déjà essayé de lui trouver un intérêt esthétique par le passé). J’ai l’impression qu’elle attend quelque chose, or comme rien ne peut venir à part moi, je me sens inutile. Réalisant peut-être que je l’épie, elle m’explique : “je suis ici pour trouver la paix”. “Puis-je vous demander ce que vous voulez dire exactement ?” “Je suis en dépression, alors on m’a envoyé me reposer ici, on m’a dit : ça vous fera du bien”. “On…?” “Les médecins, les autres surtout, les autres.” “Et ce n’est pas le cas ?”

Je pourrais décrire ses bégaiements, ses gestes nerveux, ses phrases inachevées, mais je vais directement passer à la clé de l’énigme : sa petite fille était morte. Je ne raconterai pas les détails morbides parce que ce serait indécent vis-à-vis d’elle. Je suis surtout perturbée au moment où elle m’explique : “le plus bizarre, c’est que plus le temps passe, et moins je pense à elle au passé… Enfin… Je revois la façon dont sa bouche aspirait mon sein, la manière dont elle s’emmêlait les doigts dans mes cheveux en sautant dans mes bras quand j’allais la chercher chez la nourrice… Je me souviens de ses expressions… Elle appelait les chênes des “glandiers”, elle était logique (dit-elle sans sourire) […] Mais en particulier, j’imagine ce qu’elle serait devenue plus tard. Je pense à tout ce que je n’ai pas pu lui apprendre. Je me demande quelle adolescente elle aurait été, quelles bêtises elle aurait faites plus grande, quelle carrière elle aurait choisie. Hier soir, je me suis vue grand-mère… Est-ce que c’est possible d’avoir de la nostalgie pour ce qui n’a pas été vécu, ce qui aurait dû avoir lieu dans cinq, dix, vingt ans ? Comment ça peut s’appeler ?” Elle pleure. Mon Petit Vieux Préféré entre alors que je cherche désespérément des paroles réconfortantes. Il la prend à part. C’est rassurant, je suis certaine qu’il est plus apte à la consoler que moi. Je ne sais qu’écouter. Je quitte la bibliothèque alors qu’elle est encore présente dans la salle du fond, sans oser aller lui dire au revoir, lâchement. A l’extérieur, l’aube s’est finalement dissipée, c’est un peu l’été indien, je m’en moque plus ou moins. […]

Le lendemain, je vois arriver Mon Petit Vieux Préféré dans un fauteuil roulant. Cette vision inédite me choque. D’abord, je déteste entendre le grincement du fauteuil à la place de ses trottinements habituels, puis son regard gêné quand il a besoin d’attraper un livre trop lointain pour sa hauteur (celle d’un enfant). Enfin, voyant qu’il renonce à sa promenade quotidienne dans le parc à cause de ses jambes inertes, je lui propose de l’aider en poussant son fauteuil… De toute évidence, c’est pire qu’une insulte. Je déteste par-dessus tout son regard fier et sa mauvaise foi lorsqu’il me réponds : “je me débrouille très bien tout seul merci”. Je m’éloigne, vaguement honteuse. De loin, je songe : il a perdu ses oreilles, ensuite ses yeux, ses dents, son dos, maintenant ses jambes… Pendant combien de temps vais-je le voir diminuer ? Seul sa lucidité est intacte, mais je me demande s’il y tient vraiment à ce stade…

J’effectue donc mon tour du parc sans le voir à mes côtés ou au loin (“je viens souvent ici, le matin, le midi, parfois l’après-midi et le soir aussi… Ce panorama me manquera quand je partirai”), dans la fumée (“les feuilles de platane ne pourrissent pas donc on doit les brûler”) et les couleurs automnales… […] Les pins sont décidément laids en automne : ils restent essentiellement verts foncés, leurs extrémités roussissent un peu mais on dirait seulement qu’ils ont pris la poussière. Les feuilles mortes que je foule ne proviennent pas vraiment des arbres : avant leur chute, le vent les pousse jusqu’au centre de la pelouse. Elles semblaient tomber du ciel, d’un ciel anormalement bas. Je tente d’aspirer les rafales, de les inspirer profondément, comme si j’espérais qu’elles pourraient chasser le bordel intérieur, et me redonner un minimum de souffle pour affronter l’hiver, ou le jour suivant.

Rio en Medio – Hearthless

(*Finalement, j’écris souvent des titres à rallonge lorsque je trouve mes textes ennuyeux. De toute façon, je vais faire une pause afin de reprendre mon souffle répondre à tous vos mails).

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