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Pourquoi j’aime tristement les fêtes foraines

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Face au garage blanc, à côté de la terrasse, dressée sur la pointe des pieds, je guette le moment où la grande roue s’illuminera, loin, en bas. Ma grand-mère crie “la soupe au pistou est prête !” Je suis encore en maillot de bain. Mon père allume une spirale verdâtre anti-moustiques sous la table. Ma mère, comme tous les courants d’air, surgira quand personne ne l’attend. Je joue du tambour sur le ventre dur – déjà malade, je l’ignore – de mon grand-père ; il rit en répétant, un peu las, “allez pitchoune, assieds-toi, on a une course à faire”. Dés que nos assiettes sont pleines, nous nous regardons droit dans les yeux, durement, comme les cowboys dans les westerns, puis il lance “à vos marques – chacun saisit énergiquement sa cuillère -… prêts… Partez !”. Je m’ébouillante la langue et le palais, pourtant il m’arrive de perdre. En réalité, je déteste la soupe de ma grand-mère, donc ce jeu a été créé pour m’obliger à l’avaler ; ça fonctionne, je me fais avoir à chaque fois. Pendant qu’il finit de racler les traînées de soupe au fond de son assiette, je retourne dans l’allée : maintenant à côté de la grande roue, d’autres lumières clignotent. Je réclame “quand est-ce qu’on y va !” “Va te changer pour commencer !” Je monte les escaliers quatre à quatre, pousse la lourde poignée, et allume vite la lumière car j’ai peur de ce couloir, peut-être à cause des têtes de cerfs et des fusils de chasse accrochés sur les murs. J’enfile un jean, un débardeur et des baskets à toute allure, puis redescend les marches quatre à quatre en criant “je suis prête on peut y aller !” Ma mère est à table maintenant, elle me sourit tendrement. Les autres parlent, personne ne bouge, je piaffe en regardant mon père avec insistance parce que c’est toujours lui qui donne le signal du départ.

Quand la voiture s’approche de la fête foraine, les basses, les bruits des machines, les voix nasales – est-ce le micro qui est bizarrement réglé, où parlent-ils tous en se bouchant le nez exprès ? – des forains s’intensifient. Lorsque je claque la portière, le brouhaha m’envahit. Mon grand-père, ami avec le patron du Luna Park, a tous les ans un nombre limité de tickets gratuits. Il les place dans mes mains en me disant toujours “tu fais bien attention, tu ne les perds pas”, ce qui m’agace systématiquement, mais je lui réponds simplement “oui merci”, par crainte qu’il ne les reprenne. Je place ces papiers colorés dans la poche arrière de mon jean, avant de m’élancer vers les manèges. Je les connais tous puisque je reviens chaque été (parfois une attraction en remplace une autre, mais dans l’ensemble, je suis en territoire familier). Même les plus désagréables, ceux qui d’ailleurs nécessitent légalement une présence parentale – au désespoir de ma mère qui vomit régulièrement après m’avoir accompagnée – je tiens à les faire. Maman essaie d’y échapper : “regarde on a la tête en bas, t’aimes pas quand on a la tête en bas, souviens-toi !” Obstinée, je réplique :”je sais mais je ne l’ai jamais fait, donc je dois y aller au moins une fois !” Pourtant je connais par avance mes manèges favoris, à savoir tous ceux qui sont posés sur des rails. Ceux qui vont dans les airs – montgolfières flottantes, grande roue… – ne me servent qu’à me détendre entre deux attractions impressionnantes. Dans le Grand Huit, je serre les barres rouillées… Je prévois tout ce qu’il va se passer et pourtant, une légère appréhension, une vague angoisse, subsistent juste avant le démarrage, de même que cette peur brève mais intense face à la gigantesque descente. En revanche, dans la Grande Roue, je pose crânement mes genoux sur le rebord, les pieds dans le vide, ou je m’assoie à l’extrêmité en tendant les bras pour mieux sentir le mouvement ; dés que le forain me rabroue sèchement je me replace sagement à l’intérieur de la nacelle, pour flotter de nouveau au sommet, car sans un minimum de frayeur, quel serait l’intérêt ? Pour la même raison, dans le palais des glaces, je m’oblige à rester derrière un groupe de touristes car, seule, je connais le trajet. Sitôt qu’ils se mettent à errer dans des impasses, je l’oublie et peut ainsi m’affoler un peu en me heurtant à des reflets.

Au fur et à mesure que mes tickets se déchirent entre les doigts des forains, je suis de plus en plus étourdie. Mes pas deviennent maladroits, mes yeux pleurent à cause de la fumée… Cris hystériques des jeunes filles – conversations dans toutes les langues – piétinements – “vous en avez eu assez ? Vous en voulez encore ? Vitesse maximale !” – odeur sucrée des barbes à papa et friture des beignets… Tous mes sens sont déroutés, et j’adore cette confusion, tandis que les adultes derrière moi parlent de rentrer. Je fixe ouvertement les pommes d’amour, en sachant pourtant que plus personne ne m’en achète… A chaque fois, je n’en mange qu’une bouchée avant de décréter “j’en veux plus”. En fait je ne dis pas “j’en veux plus” afin d’éviter une éventuelle colère paternelle, mais je la grignote par toutes petites miettes puis j’essaie de disparaître quelques secondes le temps de m’en débarrasser discrètement, ou je la tends à ma mère d’un air suppliant et elle grimace. Je déteste le goût des pommes d’amour, mais elles sont tellement belles, rouges, brillantes, que je ne peux m’empêcher d’avoir envie de les posséder. Les personnages remplis d’air non plus, je n’y ai plus droit, car tôt ou tard ma main s’ouvre, et ensuite je pleure mon ballon disparu. Doucement on s’achemine vers la voiture. A travers la vitre, je regarde cette vie artificielle et tapageuse s’éloigner.

En arrivant à la maison, tout le monde va se coucher, à l’exception de ma mère. Elle remplit deux grands verres, un whisky coca pour elle, un coca glacé pour moi. Elle s’assoit sur la balancelle, je la rejoins. Elle tape tout doucement avec ses talons nus contre les larges carreaux tièdes pour activer la balançoire. On n’entend plus que les glaçons qui s’entrechoquent dans le silence nocturne. Je passe le verre frais sur mon front moite avant de déguster la première gorgée de coca, délicieuse dans ma gorge déshydratée. Après quelques minutes de silence, ma mère se met à divaguer doucement en enroulant mes mèches de cheveux autour de ses doigts. Elle m’indique les noms des constellations mais je ne les retiens jamais, me raconte un peu son enfance, son programme pour la journée du lendemain, les premières figues dans le jardin, un peu de tout et de rien. Sa voix me berce, je commence à somnoler. Elle demande “tu dors ?”. Je ne dors pas, mais je préfère ne pas répondre, parce que je suis encore assez petite pour qu’elle puisse me porter jusqu’à mon lit. Je garde les paupières fermées tandis qu’elle me soulève. La chouette sur l’arbre à droite de l’escalier, ses pas sur les marches, sa main qui me lâche l’épaule le temps d’ouvrir la porte, les jouets contre lesquels elle butte dans le noir… Rien ne m’échappe. Elle m’allonge sur le lit, puis reste quelques secondes à côté de moi – j’entends sa respiration – avant de s’éloigner en poussant la porte (sans la fermer) derrière elle. Pendant la nuit, de temps en temps, elle me réveillera involontairement en venant me regarder dormir… Mes rêves n’en seront que plus paisibles.

Je ne sais plus quand je suis allée au Luna Park pour la dernière fois. En tout cas, j’étais certaine alors que j’y retournerai. Je ne concevais pas la mort de mon grand-père, la fin des tickets gratuits, la vente de cette grande maison pour un tout petit appartement, la dissolution de la famille, mon propre éloignement. Eternellement, chaque été, j’irais dans cette fête foraine, et tout se déroulerait exactement ainsi sans que jamais je ne m’en lasse, j’en étais persuadée. Je suis allée dans d’autres fêtes foraines ailleurs depuis, nécessairement. Régulièrement, j’y vois des manèges que je connais déjà. Ce n’est pas pareil, je me moque de tous les Luna Park du monde, néanmoins une vague nostalgie, lointaine, me frôle parfois. Si j’adore les fêtes foraines tout en les trouvant tristes, ce n’est que parce que j’ai eu une enfance heureuse.

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