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Cycle circle*

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“Tu me gonfles ! Je hurle parce que tu me gonfles !” Il s’époumone, rubicond, vocifère et postillonne. J’essuie une trace de salive sur ma joue, crie “je ne peux pas passer deux jours ici sans me faire engueuler ! Je ne reviendrais plus et j’aurais enfin la paix !”, grimpe les escaliers, claque la porte et me laisse tomber sur le matelas posé par terre de ma chambre de la troisième bibliothèque (il y a sept pièces dont quatre habitées par des livres). Je réveille Le Chat roulé en boule pour le poser sur mes genoux. Le Chat se laisse saisir, docile. C’est comme si j’avais trois, cinq, huit ans.
Je me concentre sur les tranches des romans pour éviter de repasser la scène dans ma tête. J’en prends un, probablement au hasard. Il s’agit du livre de cet auteur de polars passionné par la mer, dans laquelle il s’est volontairement noyé. J’avais aimé le bouquin, mais je connaissais le lien entre son titre et la mort de l’écrivain avant de le lire, ce qui a pu le rendre plus intéressant à mes yeux puisque je suis un peu morbide, selon eux. Enfin, c’était il y a si longtemps que je ne me rappelle de rien de toute façon, à part de sa couverture blanche plastifiée, un peu cheap, ridée dans les coins, et de cette image claire-obscure. Je lis la première phrase lorsque ma mère frappe discrètement à la porte…
Elle n’a pas décliné son identité mais je sais que c’est elle qui, encore et toujours, vient me consoler. Je reste silencieuse. “Je peux entrer ?” “Si tu veux”. Elle pénètre timidement dans la pièce, je repose le livre. Elle s’assoit face à moi, tend une main vers le chat qui gronde en couchant ses oreilles (il n’aime que moi). Elle cherche ses mots, puis renonce… “Tu descends avec nous ?” “Pour quoi faire ?” “Ben… Prendre l’apéro, manger, regarder le film…” Même vos habitudes m’exaspèrent, ces apéros et diners à heure fixe, comme s’il était dramatique de manger à 20 heures 20 au lieu de 20 h 10. “Allez va… Tu sais comment il est…” “Mais je n’ai rien fait !” “Il est de mauvaise humeur… Il te trouve trop silencieuse.” Mais que veux-tu que je lui dise ? Il n’y a jamais eu d’échanges autres que culturels entre nous. Et lui d’abord, en quoi est-il plus bavard que moi ?
“Ne pleure pas…” Il ne faut jamais me donner cet ordre quand mes larmes sont au bord de mes cils, sinon elles se déversent instantanément. Tout en tentant de les interrompre, j’ai encore cinq ans, je prends malgré moi le ton d’une gamine injustement punie : “J’étais assise tranquillement, je ne dérangeais personne, je ne méritais pas ça !” Elle soupire “je suis sure qu’il s’en veut”. “Je ne vois pas ce qui te fait dire ça.” L’air penaud, elle le justifie étrangement : “il ne s’est jamais excusé dans sa vie…”. Je sais, tu viens toujours t’excuser à sa place…
Je vais descendre cet escalier et m’asseoir sur le canapé en fixant le sol ou le plafond. Il va s’approcher maladroitement de moi, m’ébouriffer les cheveux, me planter un baiser bruyant au bord des oreilles, j’en aurais les tympans sifflants, mais je n’obtiendrais aucune autre preuve d’affection ou de remord. J’en ai assez tu comprends, de me faire toute petite par peur de ses crises de nerfs imprévisibles… Désormais je réplique, et je suis assez adulte pour vivre sans lui s’il n’y a aucun autre choix. Tu ne sais même pas que s’il n’était pas là, je te verrais beaucoup plus souvent très volontiers. Si j’ai passé mon existence à fuir cette maison, ce n’était que pour échapper à sa présence à lui. Je ne pleure pas tant à cause de cette haine injustifiée… C’est notre incapacité à nous supporter qui me lacère à l’intérieur, me brûle d’avantage la peau à chaque dispute… A cinq ans, au moins, j’ignorais encore que ce temps perdu ne se rattraperait jamais.

En fin d’après-midi, pendant que le soleil descend, ma mère me propose : “une cigarette sur la plage ?”. Ma réponse est toujours affirmative, j’aime ce rituel, tout particulièrement en cette saison car la plage est déserte. La Côte d’Azur n’est belle qu’en hiver. Elle murmure comme on pense à voix haute “je ne réaliserai jamais mon rêve : avoir une maison sur la plage, face à la mer, pour pouvoir l’entendre en me couchant, en me réveillant…” D’une façon assez peu poétique, je remarque : “il y a des disques constitués du bruit de la mer, genre méditation etc.” “Non, c’est différent, je ne veux pas d’une mer figée dans le temps… Ecoute… Elle ne roule pas sur le sable de la même manière tous les jours, un disque ne rend pas toutes ses variations”. Le ciel aussi est changeant, c’est flagrant quand on le voit tous les soirs, les nuages n’ont jamais ni la même teinte ni la même forme. Actuellement, ils sont suspendus, l’air factice, comme de la chantilly placée par une main maladroite, en petits pâtés presque grotesques…
Je voudrais bien, moi aussi, de temps en temps, poser ma maison sur le sable face à l’horizon, parce que ce cadre est à la fois dépouillé et changeant, à l’opposé de ma vie citadine dans laquelle les éléments, les ombres, s’entassent et se confondent au point que les changements deviennent invisibles, à moins de s’éloigner pendant plusieurs mois. A mon tour, je murmure en pensant à voix haute “je regrette le coin de toit sur lequel je m’asseyais…” Elle ne comprend pas le rapport, évidemment, et quand elle ne comprend pas quelque chose elle sourit. Même si tu es ridée et bouffie, même si la ravissante jeune fille en pantalon sur la photo de mariage ne te ressemble pas, tes fossettes sont toujours aussi belles, ton regard aussi, dis-je silencieusement.
Dés que le soleil disparaît, nous rentrons. Mon père nous observe, dépité, parce qu’il est jaloux de cette complicité dont il est exclu. Il a déjà essayé de nous accompagner, mais c’était différent, nous nous sentions tous obscurément ridicule, engoncés dans un silence gênant.

Depuis un an, devant le traditionnel film du soir, elle se colle maladroitement contre mon épaule. C’est assez désagréable parce qu’elle est lourde et que je remue souvent, mes jambes tressautent, je change de position régulièrement, alors il me faut contrôler mes gigotements nerveux par peur de la bousculer, mais je ne la repousse jamais. Après la première engueulade de Noël, en voyant ma mère s’affaler contre moi, il a essayé de l’imiter, puis il s’est vite écarté. Je lui ai jeté un regard interrogateur… “Ton épaule est cagneuse”. Mon épaule te semble cagneuse comme tes baisers me paraissent aussi secs que des pierres lancées contre mes joues… On n’y peut rien à cette aversion physique réciproque, à nos conversations désaccordées, n’est-ce pas ? Pourtant – c’est incroyable – à chaque fois que je m’apprête à te revoir, j’espère naïvement que quelque chose aura changé. […]

*Bis

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