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Entre chien et loup : la grâce des écureuils, les noix savantes, et autres bribes

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(Quelques fragments entre vendredi et dimanche)
Je cherchais seulement une feuille de papier pour t’écrire un mot, avant de la rejoindre. Je n’ai pas fouillé dans tes affaires, mais on ne voyait qu’elle dans ta chambre quasiment vide, cette lettre inachevée qui m’était adressée… Est-ce que ce brouillon m’attendait réellement depuis le 11 novembre 2006 ? La lecture n’était pas vraiment désagréable dans le sens où tu avait écrit exactement ce que je souhaitais lire à cette époque : tes excuses et tes torts. Mais dans le premier paragraphe, j’ai lu “en réponse à ton mail…”, alors je suis allée visiter les archives de ma messagerie électronique… J’ai poursuivi avec toute notre correspondance, sans pouvoir m’arrêter, comme à chaque fois que j’exhume le passé : j’ouvre une porte précautionneusement, à pas serrés, et petit à petit la pièce m’engloutit. Quand j’en suis arrivée à nos échanges les plus haineux c’était, comment dire, comme de vomir de la bile… Pulsations cardiaques dans les tempes, bouffées de chaleurs, mais il n’y a plus rien à recracher, malgré les hoquets qui font picoter les yeux…
Le lendemain matin, j’y pensais encore, et j’ai essayé d’en parler… Autant s’acharner à ouvrir une porte blindée. “Je ne tenais pas à ce que tu la lises mais ce n’est pas grave que tu l’aies lue. Je ne me rappelle pas du tout du contenu de cette lettre et je ne la relirai pas.” Cette réponse m’a agacée, alors qu’elle était compréhensible et saine. J’ai joué la froideur et l’indifférence, de plus en plus méchamment et bêtement pendant que l’alcool pénétrait dans mon sang, en répétant “je ferais mieux de prendre un train maintenant et de te quitter, je ne raterai rien de toute façon”. Mais je ne voulais pas te faire pleurer… Tes sanglots étaient tellement violents qu’ils me déchiraient, profondément, viscéralement. Sans même m’en rendre compte, j’avais répété la scène qui avait eu lieu un an auparavant, avec des rôles inversés, comme une revanche aussi débile qu’inconsciente. Et puis je suis venue te chercher dans la chambre vide de ton colocataire pour te ramener en titubant à mes côtés dans le lit, parce que c’était ma façon lâche de te demander pardon…
Le matin suivant, nos regards se cherchent et se fuient, il m’est difficile d’ouvrir mes paupières endolories par les larmes de la veille… “Alors tu vas t’en aller ?” “Non, je… Excuse-moi”, bredouillé dans le creux de ton épaule. Un peu plus tard, quand malicieusement tu as remarqué “c’est notre première engueulade, on fête ça ?” J’ai répondu machinalement : “notre première engueulade et l’anniversaire de notre rupture”, et à cet instant mon comportement de la veille est devenu limpide. Enfin, heureusement, tout s’est fini dans les rires – “on achète le champagne alors ?” – et la tendresse. D’ailleurs, après avoir passé la journée précédente à annoncer mon désir de partir, j’ai réussi à oublier ma valise dans la gare, c’est dire comme j’avais envie de te quitter… Mais tout ce qui renvoie à notre ancienne histoire fait remonter la rancoeur, y compris les détails. L’autre jour, chez cet ami, il y avait le disque de Piano Magic que j’écoutais beaucoup à cette époque… Après quelques minutes de souffrance absurde, je lui ai demandé, en tordant mes mains de stress, s’il pouvait changer de disque. “Oui mais je pensais que t’aimais cet album, c’est toi qui me l’a fait découvrir” Pas celui-ci, plus maintenant, ou “plus encore” si tant est que l’expression ait le moindre sens…

(Lundi matin)
Je venais à peine de franchir le portail quand un écureuil impertinent m’a coupé la route. Ces animaux sont particulièrement grâcieux lorsqu’ils bondissent dans l’allée. Il y a une sorte de perfection dans leurs mouvements, comme s’ils se déplaçaient sur un tapis roulant fait de petites collines, sans à-coups, rapidement mais en douceur, tout en ondulations rousses… Il y a deux ans très exactement, je voyais mon premier écureuil au même endroit. J’étais engoncée dans un tailleur jupe, marchant sur les graviers à tout petit pas crispés, avec la crampe dans le ventre, celle des jours de rentrée… Aujourd’hui, j’ai un jean entaillé par endroit et des docs martens déchirées, ma démarche est alerte, et je réponds aux sourires de mes collègues… “T’as passé de bonnes vacances ? Tu es partie ?” L’an dernier, j’étais arrivée en sanglotant, avec la peau livide et des sillons de cernes cendrées sous les yeux, alors personne n’avait osé me poser ces questions traditionnelles. Leurs regards en biais me mettaient mal à l’aise, et je redoutais tout autant leurs formules de politesse…
Dans la bibliothèque, Mon Ptit Vieux Préféré, entre deux rayonnages de livres, installe un rayon de noix. Il en a encore une poignée dans une main, dans l’autre il tient une rose blanche qu’il me tend dans un mouvement maladroit, timide, avant de m’embrasser chaleureusement sur les joues. Puis, en me montrant les noix : “elles sont arrivées avec plus de 15 jours d’avance, c’est incroyable… Enfin, elles sont encore trop jeunes, elles seront bonnes dans 3 semaines. Mais il faut les cueillir maintenant sinon les écureuils vont les manger… Je me suis dit qu’elles mûriraient bien ici, non ?” Entre les encyclopédies et les dictionnaires ? Pourquoi pas… “Elle se moque de moi”, dit-il sur un ton amusé, faussement sévère. Mais non, au contraire, vos excentricités m’avaient manquée… Il me laisse poser mes affaires et m’installer devant l’ordinateur, avant de murmurer “et vous étiez avec votre compagnon ?” Oui. “Tout s’est bien passé, alors ?” Très bien. Il chuchote “je suis content” en m’étreignant hâtivement. J’aimerais bien en dire davantage, parce que sa tendresse et sa voix apaisante invitent à la confession… Sa tendresse à lui, pas celle de mes amis ou de mes parents…

(mercredi dernier et hier se confondent)
Elle m’a demandé, comme tous les autres : “alors ça se passe bien avec lui ?” Oui. “Moui… bof ?”. Non, pas moui-bof, simplement oui. “Mais c’est pas la grande passion ?” Euh… Ahem… Mmm. “Alors ça sert à quoi ?” Ils sont bizarres : ils ne parlent qu’en terme d’utilité, tout le temps, même à propos des sentiments. “La grande passion”, de toute façon, ne peut pas durer. Elle se consume ou s’érode… Nous avons connu les deux issues, finalement. “Alors ça sert à quoi ?” Je marmonne et essaie de faire diversion. Mais je pense aux rochers de la Méditerranée, ceux qui ont été façonnés par l’eau salée. J’aime leurs zones lisses et plates, douces à toucher, qui alternent avec des contours pointus, hérissés… Je pourrais passer des heures à les regarder…
A travers la vitre de la voiture, nous avons vu un vieux couple assis sur le banc d’une place, côte à côte, peau contre peau. Pendant le feu rouge elle a observé : “ils ont l’air de se faire chier, ils ne se parlent pas…” Moi, je les trouvais attendrissants. Ce n’est pas l’ennui que je percevais en les regardant, mais le calme complice de ceux qui n’ont pas toujours besoin de se rejoindre par les mots. Ils n’avaient pas l’air de ces gens qui n’ont plus rien à se dire, englués dans une relation tiédasse voire glaciale, vivant ensemble par habitude… Evidemment, je ne les connais pas, mais j’aimerais bien avoir un jour la même expression apaisée et comblée qu’eux. Il y avait tant de noeuds dans leurs doigts fragiles que leur entrelacement donnait, paradoxalement, une impression de solidité… Pendant quelques secondes, je nous ai imaginé à leur place, dans une quarantaine d’annés, ayant trouvé l’équilibre parfait, paisibles sous ce ciel à peine voilé, entre les grands arbres dégoulinants de résine. Pour la première fois, j’ai eu envie de vieillir avec toi…

(aujourd’hui)
Le jour ne s’est pas levé. Du matin au soir, j’ai vécu entre chien et loup. Et pourtant, l’eau échappée de ce ciel uniformément sombre n’était jamais exactement la même : bruine, averse, orage, simulacre d’éclaircie… J. a murmuré “j’aime ce temps moi, je le trouve poétique”, je pensais exactement la même chose sans le dire. Une ébauche de sourire entendu et un regard complice : il a compris. J’ai marché dans le bois, les monstres pouvaient être embusqués partout puisque tout ne se devinait que confusément. La terre sous mes pieds paraissait incertaine… Un temps qui pousse à croire à n’importe quoi, à se sentir irrationelle, irréelle. Quand ma mère m’a demandé “pas trop déprimante cette rentrée ?” Je lui ai expliqué que non, finalement c’était agréable de retrouver mon appartement luxueux, mon chat psychopathe, Mon Ptit Vieux Préféré, le parc… Alors elle s’est exclamée inquiète “tu ne vas pas faire comme José, hein ?” José, depuis ses 18 ans, vit dans le même appartement, travaille au même endroit, et rend chacune de ses journées rigoureusement identique à la précédente ; José aura bientôt 60 ans. Non, je me sentirais trop à l’étroit, cloisonnée dans la routine rassurante de José. Tôt ou tard, pour une raison ou une autre, je quitterai ce travail, et peut-être cette ville. Mais je sais que je serais nostalgique quand je reviendrai. La nostalgie que je ne ressentirai jamais pour Aix-en-Provence, par exemple. Je continue à y aller, une à deux fois par an, pour les quelques amis qui y sont encore ; à traverser le Monoprix qui m’a employée, pour le plaisir de n’être plus qu’une cliente potentielle, une touriste libre de franchir les frontières… Néanmoins, un jour, il n’y aura plus rien ni personne pour moi là-bas… Au contraire, même si Lyon était peuplée d’inconnus, je continuerais à aimer ses rivières sales, ses ponts, ses lumières, autant que ce souterrain débordant de livres poussiéreux… Je resterai attachée à tout ce que j’ai vécu ici.

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