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Affinités mélomanes – escapade ordonnée – un masque sur un dos animalier – un monstre dévoreur de soleil – une vitre explosée – un papier peint jaune derrière lequel elle rampe – un réel complaisamment irréel

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Aujourd’hui j’ai commencé à exister à partir du deuxième café, et je n’ai fait que commencer d’ailleurs, personne ne m’en demandait davantage. Quand on s’endort peu avant l’aube, les journées sont souvent en deça de la réalité. Lire en grandes diagonales le journal qui a été posé dans ma main sans que je m’en aperçoive… Le reposer après avoir reçu un lot suffisant de mauvaises nouvelles, une fille s’en empare avidement. Monter le son du baladeur et contempler ces gens qui agitent la bouche frénétiquement, on dirait des poissons. L’éteindre quand Monsieur Passager surgit. “Alors finalement je ne vous ai pas demandé : qu’est-ce que vous écoutez comme musique ?” Pop rock indépendant on va dire “Parfait c’est exactement ce que j’écoute !” Ah oui ? Genre là, vous écoutiez quoi juste avant de me parler ? “Arcade Fire” Ha, moi aussi “là maintenant ?” Oui. “Et vous allez au concert ?” (Arghrrr) Je m’y suis pris avec un mois et demi d’avance mais c’était complet “Moi je l’ai pris y a plus de deux mois et la fille du Virgin m’a dit qu’il ne restait que 20 places” Et à part Arcade Fire… “y a un groupe que je trouve très bon I love you but I’ve choosen darkness” han moi aussi, je ne connais que des gens qui ne connaissent pas ou qui n’aiment pas… Et ensuite c’est une conversation presque caricaturale, faite de noms de groupes de plus en plus obscurs. Sa voix s’anime et s’accélère comme la mienne quand il parle de musique. “Attends (en me tendant un CD-R), c’est une compil que j’ai faite qui est trop bien enfin je trouve qu’elle est vraiment bien”. Je suis d’humeur enjouée en descendant du bus. C’est drôle de penser que Monsieur Passager et moi nous avions très peu de chance de nous rencontrer, aucune relation amicale ou professionnelle ne nous relie, et que bien avant de nous parler, nous écoutions sans doute la meme playlist musicale chacun à un coin du bus. C’est drôle, aussi, de connaître son travail, son envie d’en changer, ses goûts, et d’ignorer encore son prénom. Lui dire “vous” me paraît de plus en plus bizarre… En m’arrêtant pour relancer mon baladeur et sélectionner un album, je me laisse captiver par la distance qui sépare le pont de l’autoroute en dessous et j’écoute la vitesse des voitures. Je me sens régulièrement attirée par ce sol goudronné, sans tristesse ni désir de sauter, mais la chute est tellement accessible qu’il semblerait presque naturel de s’anéantir d’un pas dans le vide. Cligner des yeux et continuer mon chemin, déchiffrer les inscriptions sur les murs, dépasser l’entrée et revenir sur mes pas…

Mon Ptit Vieux Préféré m’attend avec des fioles transparentes : “vous m’avez dit que vous étiez allergique au pollen”, oui il fait pleurer mes yeux et gronder mes poumons, “alors je vous donne ça, ce sont des gouttes, il faut en mettre dans chaque oeil”. Je connais le principe, réminiscence des conjonctivites enfantines et de l’exaspération de mon père “arrête de cligner des yeux quand je verse le produit, garde l’oeil ouvert !” comme si je faisais exprès de battre des paupières. Mais vous n’en avez pas besoin ? “J’en ai assez pour deux !” Lundi je lui amènerai quelque chose, des chocolats peut-être, pour le remercier de tout ce qu’il a fait pour moi… D’avoir écrit “Elle souhaite obtenir un CDI et j’espère qu’il lui sera accordé car son travail a été excellent” dans la lettre au Directeur, de m’avoir affirmé énergiquement “s’ils ne vous gardent pas je me mets en grève et je vais manifester avec une banderole jusqu’à ce qu’ils vous réintègrent”, et puis de tout… de tout depuis le premier jour de mon arrivée. Et même un peu avant, lorsqu’il m’avait été présenté à l’entretien d’embauche, “j’imagine bien sa bouille ici, elle sera dans son élément”…
Dans des faits divers issus de vieux journaux, ma concentration se disperse et je me promène au gré des siècles, “une jeune fille de la campagne s’est pendue après que son père ait refusé de donner sa main à son prétendant” : t’aurais dû t’enfuir ma belle, à travers champs à la nuit tombée, tu aurais descendu l’escalier en bois, attention aux marches qui grincent, et tu te serais éloignée en jettant des coups d’oeil effrayés vers la maison que tu ne reverras plus… Ah mais non, tu ne peux pas car le père dort au rez de chaussée, et en plus il y a le chien, mais il te suffit d’ouvrir la fenêtre de ta chambre, les tuiles sont humides et glissantes, elles scintillent sous la lune et… Tous ces clichés dans ma tête… Je croise une citation à propos d’un feu à chercher dans la cendre que je montre à Mon Ptit Vieux Préféré au cas où elle l’inspirerait, parce que j’aime bien quand il est inspiré, mais il se contente d’un “mmm…” qui n’a aucun sens particulier. De toute façon, il n’est pas en grande forme, il traîne la patte et se tient un peu voûté. “Je sens que c’est bientôt la fin… Je m’endors tout le temps du sommeil lourd du vieux, et dés que je me repose j’ai les lèvres qui remontent : le rictus du vieux”. Je ne sais pas ce qu’est exactement “le rictus du vieux”, mais l’expression suffit à me faire peur. Le mot “rictus” a une sonorité hideuse d’ailleurs, je trouve… Plus tard je me perds dans le regard rond et dilaté d’une icône. C’est étrange la façon dont les traits doux et assez inexpressifs contrastent avec la violence de certains détails… Sur celle-ci, des litres de sang s’éparpillent en filet rouge de son corps, figés dans l’air, à la manière de certains vieux animés japonais de mon enfance. Je m’éparpille dans des scénarios inachevés… Un frappement à la porte et une femme sur le palier qui dirait “excusez-moi de vous déranger, j’ai vécu ici il y a longtemps et j’avais envie de revoir cette maison” ; ce n’est pas moi qui la reçoit il y a un jeune couple avec un bébé ; d’ailleurs je ne connais pas la maison ; mais je sais comment sont : le visiteur, le couple, le bébé, la maison ; il y a un mystère et cette visite va tout chambouler ; sauf que je ne sais pas moi-même de quel mystère il s’agit, j’ai beau chercher je ne vois pas où je voulais en venir, alors je change d’histoire, et finalement tous ces fils qui se coupent d’eux-mêmes me fatiguent, vainement… Il vient me dire “allez donc respirer un peu une demi-heure”. Une demi-heure vous êtes sûr !? “Il y a un beau soleil, il fait bon, c’est dommage de ne pas en profiter.”

Je reste quelques instants immobile devant la porte, un peu décontenancée, avec l’impression d’avoir été déposée là sans raison, aussi à ma place qu’une valise oubliée sur un quai. Je ne suis pas habituée à prendre une pause à cette heure-ci, ni à avoir une demi-heure de libre en début d’après-midi. Je longe l’arbre d’un blanc parfait, il accroche le regard au milieu de la verdure, même les pâquerettes semblent grises comparées à lui. Il s’est trompé de saison. A sa place j’aurais honte d’être en tel désaccord avec ce qui m’entoure… Mais peut-être en est-il fier, car à défaut de mieux, on préfère généralement se sentir fier d’être différent. En tout cas la nature a fait une erreur : il devrait fleurir en décembre pour être à son avantage, dans un fond gris blanc noir. Plus loin, il y a toujours ce sac plastique accroché à la branche la plus haute du grand pin, depuis les rafales de vent de l’automne dernier. A chaque fois il m’agace étrangement, j’aimerais grimper le long du tronc pour le décrocher, et je me sens un peu cinglée quand je focalise sur ce genre de détails. D’habitude je ne vais pas au delà du parc, mais puisque j’ai une demi-heure, autant marcher jusqu’au petit bois… Un lapin passe devant moi, à une telle vitesse que j’ai à peine eu le temps de l’apercevoir. Au fur et à mesure que je m’enfonce, le parfum de la terre est de plus en plus fort. J’aime cette odeur d’humidité poussiéreuse. Même si elle est un un peu morbide, avec ses champignons spongieux et ses nuées d’insectes dans les recoins. J’allume la cigarette du choix à faire : continuer sur le sentier ou passer au dessus du grillage écrasé par terre, mais derrière la descente est à pic et le sol est indiscernable sous les feuilles mortes, le bon endroit pour mettre un piège. Un animal que je prends d’abord pour une coccinelle s’est immobilisé devant mes converse. Je m’accroupis pour l’observer de plus prés… Non, une coccinelle n’a pas un dos en forme de triangle, ni autant de pattes, même si elle est également rouge et noire. Ce dos ressemble à un masque africain : un grand rectangle noir pour la bouche et deux yeux au dessus, mes parents en ont un sur le même modèle, sauf que celui-ci est miniature évidemment. Un masque adapté à une fourmi… Je divague facilement aujourd’hui. Animal triangulaire qui porte un masque africain sur le dos se retrouve les pattes en l’air pour avoir tenté d’escalader la montagne caoutchouteuse noire et blanche (enfin l’une de mes chaussure, quoi). Je le remets gentiment dans le bon sens et sur la bonne route, avant de choisir un troisième chemin finalement : l’escalier en pierre recouvert de lierre sur ma droite. Je décide que mon prochain achat sera un appareil photo d’excellente qualité, qui soit capable de capturer la beauté sans la rendre floue ni trahir ses couleurs.
Beaucoup plus tard, à la fin de la journée, j’arrête de travailler un peu plus tôt… J’ai été très productive pendant les dernières heures, et surtout Mon Ptit Vieux Préféré s’active tellement qu’il me fait de la peine. Malicieusement je reprends ce qu’il me dit régulièrement : il faut penser à souffler. “Vous avez raison”. Il me raconte “hier soir, le ciel était d’une clarté… Je suis sortie dans l’herbe et j’ai regardé les étoiles, il y avait des constellations que je n’avais plus vu depuis longtemps, elles apparaissaient distinctement, c’était un beau spectacle”. Il a de la chance, de chez moi je ne vois pas les étoiles, et même quand j’habitais sur le toit : je n’avais que les lumières de la ville… ça me rappelle les ciels chez mes parents au dessus de la mer, quand on prend des bains de minuit au mois d’août ; ou ceux des soirées estivales dans la campagne normande, je m’allongeais sur le banc de la terrasse et il y avait tellement d’étoiles que c’en était frustrant et vertigineux : il semblait impossible de toutes les voir. Ensuite la conversation dévie sur les éclipses, les peuples qui tapent dans des casseroles pour empêcher le monstre d’avaler le soleil “et quand le soleil revient ils sont tous fiers d’avoir tué le monstre”, et puis… et puis… Enfin, à regret, j’avoue : il va falloir que je prenne le bus (parce qu’il y en a toutes les demi-heures donc il faut garder le sens des réalités malgré les étoiles et les monstres dévoreurs de soleil). “Merci” me dit-il. Merci pour quoi ? “D’avoir parlé avec moi comme ça, ça fait du bien de faire une pause pour discuter”. Je ne dis rien à part mon satané sourire poli, mais dans ma tête il y a une phrase intraduisible en bon français, quelques chose comme “bouboubou qu’il est choubidou le p’tit bonhomme”, sur le ton attendri que prennent les gens pour parler aux bébés ou à leur animal familier.

Ma journée contenait de nombreux autres éléments incongrus… Comme si le réel souhaitait, avec complaisance, participer à mon état décalé. Une phrase entendue dans le métro : “souvent je met de la musique chez moi pour être en silence”, et j’essaie encore de la comprendre en sortant de la rame. Dans le bus, la vitre qui sépare le premier siège de l’entrée se pulvérise totalement dans un bruit fracassant. Les gens sursautent et poussent des exclamations de surprise, la fille sur le siège derrière ce qui était une vitre se lève précautionneusement, interloquée. “Personne n’est blessé ?” Un bref silence et quelques “non” murmurés. “Bon tout le monde descend, je ne peux pas continuer à circuler”. La vieille dame “ah mais manquait plus que ça, on n’est pas prêts d’arriver maintenant” ne trouve personne pour se plaindre avec elle. Les gens sortent calmement leur téléphone portable pour annoncer leur retard. En montant dans le bus suivant, quelqu’un prévient “attention ne vous mettez pas près des vitres”, et les rires fusent de toute part. Je ne sais pas ce que je trouve le plus bizarre : l’explosion de la vitre, ou la réaction bon enfant des passagers quand je me serais attendue à des mécontentements. Cet instant me rappelle la rue anglaise dans laquelle j’avais vu un bus heurter naturellement – comme s’il le faisait consciemment – l’abri de la station. Immédiatement après l’incident, un Anglais était venu ramasser les morceaux de verre pour les mettre dans ces poches. L. et moi, médusées, ricanions nerveusement en regardant la scène, d’autant plus irréaliste que nous étions défoncés, et je m’étais dit qu’en temps normal surement les réactions n’auraient pas été les mêmes. Pourtant moi aussi, je ris avec les autres, “putain j’aurais pu me prendre plein de verre dans la peau” articule, entre deux fou-rire, la fille la plus proche de l’accident… Le calme revient et le paysage défile. Je lis La Séquestrée et ce livre me fait un effet vraiment bizarre, je le relis une deuxième fois afin de savoir avec certitude comment je dois interpréter la fin… Même sentiment indicible la seconde fois. Je descends avant ma station parce que j’ai envie de regarder les remoux boueux du fleuve quelques instants, et de marcher à ses côtés pendant que le soir s’installe lentement… J’ai vécu une jolie journée.

[Choix musical : parce que The Iditarod / Black Forest Black Sea est l’un de mes groupes favoris depuis plusieurs années, désormais disparu, en l’absence de nouveautés j’ai oublié de l’écouter. Je l’ai redécouvert cette semaine avec le même plaisir qu’auparavant. Parce que toutes leurs chansons sont aussi étrangement particulières que cette journée, et le choix a été difficile. Ich tanzte Weit, hypnotique, était tentante aussi… Peut-être une autre fois.]

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