Je n’ai pas compris immédiatement qu’il était mort, je l’ai su avant de réaliser. Il m’a fallu une photo, la dernière prise de son vivant, celle où il me regarde tendrement. Etonnante image où mes parents et mon grand-père me contemplent affectueusement pendant que je fixe avec gourmandise le contenu de mon assiette, totalement insensible au cercle amoureux qui m’entoure. Mon grand-père était un homme secret, je ne connaissais les bribes de sa vie que parce que j’avais interrogé toute la famille à son sujet. Ses années de camps de concentration, ses différents changements d’uniformes, tour à tour résistant, chauffeur de bus scolaire, routier, ouvrier… J’en savais assez pour penser que son existence n’avait pas été facile, mais sa fierté l’empêchait d’accepter de se faire plaindre. J’aimais bien son accent italo-niçois, son gros ventre dur sur lequel je jouais du tambour petite, sa moustache à la Brassens, sa façon de tricher aux cartes, ses convictions politiques auxquelles je n’adhérais pas mais qui étaient tellement importantes à ses yeux qu’elles suscitaient mon admiration. Je connaissais son complexe d’infériorité dû à l’arrêt de ses études à l’âge de 14 ans, et j’admirais sa capacité à parler parfaitement 3 langues et à écrire de jolies phrases, alors qu’il n’était qu’un immigré italien autodidacte. Mais en fait, après 24 été et Noël passés avec lui, je ne le connaissais pas. En réalité, il ne savait rien de moi non plus. Il rassurait ses amis et les membres de ma famille que je voyais occasionnellement en disant ” cette petite est toujours timide comme ça, elle parle pas, pas comme sa mère, celle-là c’était une mitraillette “. Oui, ma mère est sans doute tombée dans une marmite de speed à la naissance. Moi, si personne ne brisait ma bulle, je ne parlais que dans ma tête. Mon premier réveillon sans lui a été le second déclic. Je la vois pleurer en cachette, ” c’est la première fois depuis 50 ans qu’il n’est pas là… “, et ses souvenirs qui défilent à haute voix, elle monologue, ” je me souviens, on me faisait manger la soupe aux vermicelles dégueulasse de maman à 18 heures et on me mettait au lit. A chaque fois, je me disais que je ne dormirais pas, mais je finissais par m’endormir. A minuit, on me réveillait et j’allais dans la salle à manger, les cadeaux étaient posés autour du sapin, près de la table où toute la famille était assise… ” Et une ombre plane derrière moi, la peur de la mort de mon propre père vis-à-vis duquel, mon sentiment dominant est un petit peu le même que celui qui me rattachait à mon grand-père, une admiration distante.

J’y pense en écoutant les battements acharnés de mon cœur, pendant que la métamphétamine se dissout lentement dans mon sang. A peu près 8 mois depuis ma dernière prise, mais rien ne change vraiment. Ni le même lieu, ni la même situation, et pourtant le même rituel et les mêmes personnes autour de moi. Les conversations hachées, trop rapides, des mots prononcés avant d’être réfléchis, des yeux injectés de sang qui brillent derrière les volutes de fumée. Toujours surtout cette capacité à agir avant de réfléchir, à comprendre trop tard les conséquences des choix passés. Je suis lâche, jonglant avec les masques. De la même manière que mon corps s’évanouit sans cesse dés qu’il lui faut lutter, je fuis ma conscience en me perdant dans des situations hypothétiques superflues, et je pose les vrais choix à distance. Je ne choisirais pas, j’attendrais, et quand l’avenir aura décidé pour moi, j’y reviendrais en analysant ce que j’aurais dû faire au moment opportun. Mes valises de souvenirs m’encombrent pendant que je me laisse porter par l’escalator, d’autres voyages, d’autres visages, des illusions de changements… Je joue à cache-cache avec les gens, pour masquer le trop plein d’affection et de confiance. Au fond, je suis toujours l’ado vêtue de rouge agressif au regard fardé de noir, qui fixait méchamment les autres pour ne pas qu’ils distinguent son âme rose bonbon. En réalité, je ne me dupe pas moi-même, rien ne bouge et le ciel est toujours rouge. Je regarde la vieille photo où, du haut de mes deux ans, je me dissimule derrière le mur de pierre.

cache-cache

Mon père a sans doute voulu fixer dans le temps mon sourire malicieux. Bizarrement, ce que je remarque avant tout, c’est la successions des murs et l’obscurité tout au fond. Maintenant que j’ai perdu la fraîcheur et la naïveté de l’enfance, j’en ai conscience de cet avenir qui ressemble à un trou noir, et de la peur d’être happée trop tôt ou au mauvais embranchement. Insidieusement, les directions se rétrécissent avec les années. Comme les équations mathématiques qui reposent toujours sur des connaissances acquises précédemment, les choix ne s’appuient que sur les décisions précédentes. A trop me laisser porter, naît l’angoisse d’être un jour devant des faits accomplis, sans sortie de secours. A trop me dissimuler, naît la peur de ne jamais être connue en intégralité. J’écoute mon cœur qui s’affole, je regarde la pièce tanguer sous les vertiges et je me demande pendant combien de temps encore, ma vie se résumera à ” qui suis-je ? Où j’erre ? Dans quelle étagère (état j’erre) ? “…

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *


× 3 = vingt quatre