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Humiliés et offensés

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Elle a plusieurs épaisseurs de gilets en laine troués, un sac en plastique, et un filet de morve figé sous la narine gauche. Elle veut acheter un parfum pour enfant ” chocolat”, une imitation du “Tartine et chocolat” que ma mère me mettait quand j’étais petite. Elle sort des petites pièces d’un peu partout : 6, 50 euros. Il lui manque 2 euros. Je sais qu’elle ne les trouvera pas. Elle continue à fouiller ses lainages, son regard me demande clairement d’attendre, malgré la foule derrière elle, malgré la dame au foulard qui tape du talon pour montrer son impatience. Elle commence à répéter “mais j’ai plus d’argent”, c’est à la fois une question et une affirmation. “Il manque… ?” “Deux euros”. Elle continue pendant plus de dix minutes à répéter “mais j’ai plus d’argent” en retournant ses poches. Je voudrais lui donner son parfum en lui disant “pour deux euros…”, mais outre le fait que je n’en ai pas le droit, je ne suis même pas certaine qu’elle accepterait. La cliente suivante me dit “bon, vous pouvez m’encaisser maintenant ?” Tu ne comprends pas que je ne peux pas lui dire “vous pouvez partir madame puisque vous n’avez pas d’argent”, une responsable s’en charge à ma place. Elle refuse de sortir. Un vigile arrive et règle la situation. Je pense à ce livre de Dostoïveski, Humiliés et offensés. Lorsque je l’avais lu, j’en déclamais des passages à voix haute en ricanant, tant l’aspect mélodramatique et théâtral des situations était risible. Evidemment, nous ne sommes pas dans la Russie du XIX, il n’empêche, j’ai les larmes aux yeux, gênée d’être témoin neutre. Garder toute ma froideur, l’ignorer, et dire bonjour au client suivant comme à n’importe quel autre client. Si les gens nous considèrent certainement comme des machines à dire “bonjour… ça fait… merci bonne journée”, nous ne les considérons que comme des possesseurs d’articles à scanner. Je passe mes journées à les scruter, à leur inventer momentanément une personnalité ou une existence particulière, sans que mon ton ne laisse rien paraître. Reste machinale et encaisse ma petite, c’est tout ce qu’on attend de toi. Je hais ce travail.

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