Dans mon rêve, j’entends l’annonce habituelle : “chers clients, chères clientes, votre Monoprix ferme ses portes, merci de vous diriger vers les points d’encaissement. Nous vous souhaitons une agréable soirée et vous donnons rendez-vous demain matin à 8 heures 30″. Il y a encore beaucoup trop de gens dans le magasin, ils ne bougent absolument pas, mais ils sont tous tournés vers moi. Alors, je me lève, je m’approche d’eux, puis, un par un, je les soulève (ils sont aussi légers que du carton) et je les tourne dans l’autre sens, pour qu’ils regardent le mur au lieu de ma caisse. Je me suis réveillée à ce moment là, légèrement perplexe. J’ai immédiatement pensé à la première décennie de mon existence, lorsque, tous les soirs, je procédais à ce que ma mère appelait “le rituel des jouets”. Il fallait que toutes mes poupées soient allongées avec les yeux fermés, toutes mes peluches étaient tournées contre le mur, de façon à ne pas pouvoir me voir dormir, même les Barbies étaient placées face contre terre. Comme j’avais énormément de jouets, ça me prenait un certain temps, mais je refusais que qui que ce soit d’autre que moi ne s’en charge, et j’étais incapable de me coucher si je n’étais pas persuadée que plus personne ne me regardait. Enfin, je dois avouer que je ne vois quand même pas trop le rapport entre mes jouets d’enfant et les clients. Tout à l’heure, derrière ma caisse, j’imaginais ce que je ferais si toutes les personnes du magasin devenaient immobiles et maniables à volonté, comme dans le rêve… Il y en a certains que j’expédierais très loin du magasin, je les plierais dans un joli coli et je les posterais à l’autre bout du monde, dans l’espoir de ne jamais les recroiser, le mec à la croix gammée tatouée qui me fatigue toutes les semaines avec ses discours fachos, par exemple. Pour d’autres, il faudrait que j’ai un pouvoir me permettant d’avoir accés à leur cerveau, afin de voir ce qu’ils ont à l’intérieur, leurs souvenirs et leurs sentiments, parce que vraiment, ils m’intriguent. Je serais tentée d’en disséquer quelques-uns aussi, ceux dont je n’arrive pas à croire qu’ils aient quoi que ce soit en commun avec moi ; je les ouvrirais, juste le temps de vérifier qu’ils ont les mêmes organes que tout être humain dans le corps, avant de les réemboîter. Je pourrais tenter de mélanger ceux qui avancent par groupes, les cagoles se retrouveraient au milieu des étudiantes-à-tailleur-et-foulard de la fac de droit, les cadres dynamiques au milieu des motards, etc. Echanger les courses des uns et des autres, c’est plus futile mais ça peut se révéler amusant. Je me demande la tête que ferait la jeune fille dont le caddie est plein de produits bio, steaks de soja, tofu, légumes frais, si j’y ajoutais le chocolat, la pizza et les bonbons de celle que je viens d’encaisser, les enlèverait-elle ou céderait-elle à la tentation de les consommer ? J’ai tellement de difficulté à concevoir que quiconque puisse se nourrir exclusivement de steaks de soja, de brocolis à la vapeur et de soupe à 0% de matière grasse… “Je n’arrive jamais à savoir ce que tu penses quand je te parle, tu me regardes et je me dis : “elle est en train de me classer dans un petit tiroir de sa tête”, t’es du genre à ranger les autres par catégorie, non ?”, s’interroge ma voisine. Parfois, je me demande comment je peux autant m’intéresser aux gens, tout en n’ayant pas vraiment l’impression d’aimer la plupart d’entre eux, en réalité. J’aimerais bien savoir si certains clients me dévisagent avec la même curiosité glacée.