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L’un de mes jours d’après*

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Quand elle ouvrait la porte de la chambre 18, j’étais assise sur le lit, immobile. Il semblait impossible de me déranger puisque je n’avais rien à faire. Je me contentais d’attendre, ce qui en soi ne me changeait pas de l’année précédente, ni de la suivante d’ailleurs, sauf qu’ici je savais précisément ce que j’attendais. Malgré mon apparente inactivité et contrairement à la plupart de mes voisins, je ne laissais pas la porte entrouverte ; j’obligeais l’infirmière à s’annoncer par de petits coups vigoureux.

Lorsque je vivais chez mes parents, mon père m’empêchait de fermer la porte de ma chambre. Il me disait : “quand on ferme une porte, c’est qu’on a quelque chose à cacher”. En l’occurrence, je n’étais pas dans ma chambre mais j’avais effectivement quelque chose à cacher : mes larmes, mes appels chuchotés dans le téléphone (”aide-moi, ils ne veulent pas me laisser sortir”), les plaintes des autres détenus…

Au bout de quelques heures, je ne sursautais plus quand les petits coups retentissaient ; peut-être avaient-ils lieu à intervalles réguliers… Je n’en sais rien, je n’avais pas de montre… L’heure n’a aucune importance quand les journées ne sont qu’attente et passivité. En tout cas, ce bruit était un signal : s’essuyer les yeux, se tenir droite, avoir l’air calme et détaché : elle arrive.

La personne entrait, puis me faisait signe de la suivre. Je traversais le long couloir vers l’avant-dernière salle, dans laquelle je m’asseyais face aux deux psychiatres. Leur regard sévère était si droit, si précis, que j’avais l’impression de rétrécir jusqu’à me réduire à un point dans l’espace, une tache dépourvue d’épaisseur. Ensuite, ils me posaient toujours la même question : “pourquoi vous avez fait ça ?”

Au fil des séances, mes réponses variaient. J’aurais volontiers répondu la vérité si je la connaissais, mais telle une candidate ignorante face à ses examinateurs, je m’efforçais de deviner ce qu’ils voulaient entendre. Cependant, quoi que je réponde, l’entretien se terminait ainsi “vous n’êtes pas prête à sortir. Sitôt dehors, vous recommencerez. On vous retrouvera, et peut-être dans un état irrécupérable. Il faut que vous préveniez vos parents pour qu’ils veillent sur vous, c’est la seule condition”. Outre la peur de faire souffrir ma mère, je me souvenais de mon père m’expliquant : “les déprimés et les suicidaires sont des faibles, des inadaptés, parce qu’ils ont une case en moins dans le ciboulot”. Je prévoyais les explications introuvables ou inavouables. Alors je retournais m’asseoir sur le lit.

Après leur avoir menti : “voilà, j’ai prévenu mon père, il arrive”, je tremblais d’angoisse en voyant apparaître le père de mon amie, le complice de mon évasion. Je craignais qu’il subisse un interrogatoire, ou qu’il soit obligé de tendre une carte d’identité. Ce n’était pas un commissariat, ni une prison, mais l’objectif de mon enfermement était le même, après tout… J’étais punie, captive, dans la chambre comme les enfants sont mis au coin, et les criminels dans une cellule, face à des juges qui évaluaient mon niveau de dangerosité… N’est-ce pas ? Je les ai entendu lui donner des instructions “restez avec elle, ne laissez pas traîner d’objet coupant ni de médicament…” Infantilisée, je me suis tue en baissant sagement la tête.

Durant le trajet en voiture, la compagne de mon sauveur était apparemment furieuse d’être là ; j’avais sans doute interrompu une journée en amoureux. Elle ne m’a pas parlé. Lui, en revanche, a tenté de discuter avec moi, probablement pour m’aider, mais mon vocabulaire se limitait à quatre mots : oui, non, d’accord, merci, que je laissais s’échapper par courtoisie. A travers la vitre, l’hôpital s’éloignait et le centre-ville se rapprochait ; je sentais le soleil méditerranéen jouer avec moi, onduler sur ma peau selon les virages, s’introduire dans mes yeux brûlants ; les paumes de mes mains percevaient la texture du siège… Mais j’étais encore enfermée dans la chambre, psychologiquement du moins. Malgré les platanes et les flocons de pollen, en transparence, j’avais un tuyau enfoncé dans la gorge, je revoyais les poignées de cheveux sur l’oreiller, le plastique enfoncé dans mes veines, l’homme qui vomissait puis ravalait son vomi la nuit dans les toilette, la vieille dame qui me demandait “à quoi ça sert de vivre ?” jusqu’à me rendre folle, ces barreaux que dans mes rêves j’arrachais facilement… J’écoutais les pleurs de la jeune femme blonde qui ne cessait de faire craquer ses articulations et le cognement sourd d’un crâne rebondissant contre le carrelage à la manière d’une balle en caoutchouc…

“On va manger avant de te ramener chez toi”, m’a-t-il annoncé en se garant. Nous avons traversé les rues. Elles m’épuisaient. Les conversations, les silhouettes à éviter, la musique péruvienne sur la petite place, m’étourdissaient et me noyaient. C’était une marée de couleurs, de bruits, d’odeurs qui fondait sur moi et emplissait douloureusement mes sens, avant de marteler mon front.

Nous sommes allés “Chez Laurette”. Je fréquentais ce bar-restaurant plusieurs fois par semaine avec mes amis de défonce, quand nous nous levions à 3 heures de l’après-midi après une nuit blanche et un sommeil de descente d’ecstasy, car “Chez Laurette”, les repas se commandaient du matin au soir à des prix raisonnables. Sur sa terrasse, il y en avait toujours un pour entonner “c’était bien, c’était chouette, on y retournera…” sous les rires des autres. Alors au lieu d’écouter mon père de circonstance, ou de percevoir le goût des aliments que j’ingurgitais, je pensais à mon maquillage ravagé par les crises de larmes nocturnes, aux douches que je n’avais pas prises à cause des taches suspectes derrière les rideaux, à l’allure que je devais avoir face à cette foule d’étudiants et de touristes, face aux amis susceptibles de m’apercevoir. Je fixais leurs bouches et chacune de leur mastication rallongeait mon supplice.

Ils m’ont raccompagnée devant la porte de mon immeuble. Il a voulu entrer avec moi, peut-être pour obéir aux directives des psychiatres, mais sa compagne était impatiente de partir, donc il s’est contenté de répéter le refrain de cette année là : “tu ne fais pas de bêtise, hein, promis ?” J’ai promis ; à cette époque, mes promesses n’étaient que des formules de politesse.

Dans le hall, je me suis arrêtée un instant, afin de savourer la fraîcheur, l’obscurité, et le silence. J’ai ouvert la porte de mon appartement et ma chambre m’a raconté le “jour d’avant” : la bassine pleine d’eau sanglante, les bouteilles vides, les trous dans les plaquettes de médicaments, les disques éparpillés …

Pendant que mon répondeur égrenait les messages de mes amis inquiets, je me suis précipitée vers l’ordinateur pour supprimer mon blog, créé moins de trois mois auparavant. Je tenais à faire disparaître ma chute en effaçant mes textes pathétiques. Puis j’en ai immédiatement créé un autre, celui auquel je voulais associer ma renaissance. Je n’ai pas eu besoin de réfléchir au titre… Assise sur le lit de la chambre là-bas, je ne pouvais pas écouter de musique. J’étais contrainte d’entendre uniquement les gémissements, les tintements des plateaux-repas, les fermetures des portes… Mais les paroles de Belle & Sebastian résonnaient constamment dans ma tête : “Get me away from here I’m dying, Play me a song to set me free”, simplement évidentes en de telles circonstances. Inexplicablement, créer cet espace m’était indispensable, alors que je n’avais ni la force ni l’envie d’écrire un premier texte.

Néanmoins, ce n’était pas encore le “jour d’après”, c’était un temps situé entre le jour d’avant et le jour d’après, une absence d’un an. Ce n’était pas un temps vide, il comporte même des souvenirs agréables, y compris dans l’inoubliable Maison du Bonheur. Mais si mon corps a commencé à se putréfier au fil des journées, des semaines et des mois, en me lançant des signaux d’alerte, mon cerveau est resté dans un entre-deux, je me suis dissociée. Mes archives racontent cette année :déconnexion, blocage, absentéisme… Mes proches prétendaient savoir ce que j’éprouvais quand je leur répétais “je n’arrive pas à me sentir réelle, comme si je vivais dans un monde de zombies et de décors en carton”. Ils me répondaient “ça me fait souvent ça, quand je suis très fatiguée par exemple”. Ils n’avaient pas tort, sauf que cette sensation n’était pas perpétuelle pour eux.

La semaine dernière, en lisant L’Oratorio de Noël, j’ai enfin découvert les phrases parfaites pour décrire cet état :

“Dans les champs d’avoine il marche, et à travers les prés. S’arrête pour regarder quelque chose qui au bout d’un moment seulement se révèle être une pierre, une bouse de vache, une branche morte. Très lentement, mais peut-être n’est-ce qu’une illusion, leurs particularités sourdent les choses, prennent forme, se mettent en place, s’unissent avec leurs noms. Mais il y a, le plus souvent, un instant blanc juste auparavant, et qui peut durer de longues minutes, quand la pierre refuse de devenir pierre, quand la main refuse de devenir main, quand on ne peut même pas mourir puisqu’on ne vit pas.“**

Ce n’était pas des champs d’avoine, mais les bulles dans un verre, les pavés blanchis par le froid, les propos de mes clients au Monop, le bras qui tentait vainement de me réconforter tout en restant loin des épaules sur lesquelles il reposait… Un environnement qui ne m’atteignait que tardivement, grâce à un sentiment diffus de déjà-vu.

Cet interminable lendemain correspond au moment où j’ai cessé de mourir puisque je ne vivais plus, mais ce n’était pas encore le “jour d’après”.

L’aube du jour d’après est née quand la souffrance physique a absorbé les pensées, le langage, les sentiments, jusqu’à devenir l’unique perception. Alors il ne me restait plus que l’instinct de survie. La naissance de l’après a été accélérée par la douleur maternelle (”ton poignet est si fin qu’il paraît plus fragile qu’une aile d’oiseau“), la colère désespérée de mon père, la méchanceté cruelle des faux-amis dont les propos sont devenus des cicatrices (”tu sais comment il t’appelle ? La chauve-souris, parce que tu t’habilles en noir, t’es décharnée et t’as perdu tes cheveux“)… Par cette insupportable sensation d’être déjà un cadavre dans le regard d’autrui, y compris dans celui d’un inconnu, d’un simple passant : l’indifférence n’existe plus.

Lors de mon entretien à l’Ecole, à Lyon, j’ai évidemment prétendu que je rêvais de faire l’un des métiers auxquels ces études pouvaient m’amener. Je n’allais pas leur confier que s’il avait fallu changer de région pour être éboueur, j’aurais postulé avec autant d’acharnement. Je souhaitais seulement trouver un prétexte pour quitter les limbes. Encore récemment, en écoutant de vieilles amies me faire part de leur nostalgie pour les années étudiantes aixoises, je restais silencieuse, les doigts crispés autour de ma bière, parce que les bons souvenirs qu’elles énuméraient joyeusement prenaient la forme d’une agonie.

En réalité, même si ces dates n’existent que pour moi, personne ne peut m’enlever cette certitude : je suis morte à Aix-en-Provence, j’ai passé 2 ans entre les deux rives, et je suis née une seconde fois à Lyon ; ma vie antérieure – péniblement intacte dans ma mémoire – n’existe que pour révéler le bonheur de ma renaissance.

* A l’origine de ce texte long comme l’ennui, il y a un billet de Samantdi, découvert via Anne. Samantdi a écrit : “En écrivant ce billet, je pense, curieusement, à vous qui le lirez, à ce jour d’après que vous portez aussi, pour la plupart, car rares sont ceux à avoir été épargnés dans la corporation des blogueurs. Peut-être même que chacun de nos blogs est né de ce jour d’après, ou de son lendemain, quand la stupéfaction fait place au long temps de l’endurance.” En lisant cette phrase, l’écho a été immédiat.

** L’Oratorio de Noël de Göran Tunström, Babel, 1992, p. 28

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