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De la proximité du Corps et de celle par la Pensée, laquelle a le plus d’importance ? Je ne sais pas mais je sais l’infini éloignement dans lequel peut se trouver un corps présent et l’infinie proximité dans laquelle peut être un corps très éloigné. (…) Proche ou éloigné, souvent ce n’est pas une question de distances mais d’attitudes.*

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En ce moment, j’ai souvent la tête qui tourne le matin à cause de l’alcool bu la veille. Il ne faut pas s’en inquiéter : ce n’est qu’un jeu, une manière de faire des vagues dans un quotidien d’huile, de mettre des courbes dans mon appartement anguleux. Et puis en ce moment, je dis tout le temps “en ce moment” parce que je n’ai pas très envie de me rappeler précisément du commencement, si je ne l’ai pas oublié.

Un matin, dans la lignée de ce moment indéfini, ma mezzanine tanguait donc un peu quand je me suis assise au bord de la petite fenêtre qui donne sur une rue sans intérêt, et sur des ombres chinoises derrière des rideaux. L’air était inodore, mais poisseux à cause de l’humidité.

J’étais posée sur le vide, j’y balançais mes jambes par habitude ou pour le plaisir de me sentir loin de la fermeté terrestre. Au-dessous, un vieux monsieur aux longs cheveux gris, bien habillé, avec un mégot entre deux doigts et une bouteille de gin contre le ventre, crachait des glaires. A chaque crachat envoyé sur le trottoir, il vérifiait que personne ne l’avait vu, sans penser à regarder au dessus de sa tête. Pendant ce temps, je dessinais des auréoles instables de fumée sur son crâne.

Je connais cet homme de vue. Il achète beaucoup d’alcools dans l’épicerie proche. Il choisit des bières, du vin, du whisky… et une bouteille de jus d’orange. Un jour il nous a abordé mon amoureux et moi à la sortie d’un bar : on le rejetait d’une boîte de nuit alors il nous a supplié : “si vous y allez aussi, je pourrais peut-être entrer avec vous”. Nous n’aimons pas les boîtes de nuit, pourtant nous y sommes allés pour lui faire plaisir, à cause de son regard gentil et de son sourire incertain. Comme beaucoup d’ivrognes, il a noyé sa capacité à articuler dans l’alcool, mais sa voix ne me paraît pas pâteuse, sans doute parce qu’elle est douce et légèrement chantante ; j’ai l’impression qu’il fait rouler des galets dans ses mots…

Quand ses quintes de toux se sont arrêtées, il s’est éloigné en titubant. J’aurais dû refermer cette fenêtre, entrer dans mes vêtements avant de suivre les rails puis la route jusqu’à la bibliothèque, mais j’étais absorbée par le vide. Je pensais aux particules invisibles contenues dans cet air. Elles m’ont conduite là où une quantité importante de pensées me conduit : vers mon amoureux.

Quand je lis ses messages, je suis transportée dans un environnement inconnu. Il y est question de rues et de visages, de homards vivants qui se tiennent les uns les autres par les pinces… Ensuite mes parents me demandent : “tu as des nouvelles de lui ?” J’ai des paysages imaginaires, des films pour non-voyants.

Sinon, il va bien : tout est tout beau tout nouveau. Au début, je m’en voulais d’être aussi triste en lisant son euphorie. Je me soupçonnais d’être jalouse quand j’aurais dû être heureuse pour lui. En fait, si je suis jalouse, c’est de l’air qu’il respire lui, des chemins qu’il parcourt, des objets qu’il touche, et ce serait pareil où qu’il soit, y compris là où je ne voudrais jamais aller, s’il y est et pas moi. Le partage me manque… Tous les mots du dictionnaire et les néologismes les plus parlants ne peuvent remplacer les sens ; via un écran d’ordinateur, nos bavardages ne sont pas ceux d’une situation vécue ensemble.

Après m’avoir ballotté fictivement à travers la ville, il me demande : “et toi, quoi de neuf ?” Je cherche mais… rien, que du vieux ou de l’inintéressant. (Silence) “Mais d’habitude t’as toujours une anecdote à raconter, liée à ton boulot, à ce que tu as lu, aux gens que tu as croisé… Que s’est-il passé aujourd’hui par exemple ?”

Aujourd’hui Mon Petit Vieux Préféré m’a confié : “en revenant de chez le docteur, je me suis perdu. Je fais cette route depuis des années mais d’un coup, à un croisement, je ne savais plus. J’ai tourné, retourné, j’ai mis plus de deux heures à revenir, c’est la première fois que ça m’arrive. De temps en temps, je suis dans le noir, j’interromps un geste parce que je ne sais pas pourquoi j’ai commencé et… Ensuite ça me revient, mais c’est un signe.”

Il y a environ un mois, un premier symptôme m’a déjà laissé penser qu’il commençait à perdre la mémoire. Ces derniers jours, je l’ai souvent vu “s’interrompre”. Il trottine et soudain, il est immobile au centre de la pièce, il observe ce qui l’entoure, comme s’il cherchait à retrouver le fil qu’il suivait. Tout le monde peut avoir une absence, à cause d’une rêverie, d’un geste machinal, mais l’expression de son visage… Bref, son égarement en voiture ne m’a pas surprise. En revanche, je n’ai pas compris son absence de souffrance ou d’inquiétude. Résigné, il constatait une évidence. Il a même plaisanté : “c’est dur de partir définitivement dans 15 jours mais c’est mieux, sinon je finirais par faire n’importe quoi, comme de mettre ces livres dans le vase et les fleurs sur les étagères !” Il a accompagné ses propos d’un petit rire qui n’était pas endolori. Je l’ai admiré.

Quoi d’autre ? Je continue à noter les phrases des autres dans mon cahier. Au départ, j’écrivais sur la première page celles extraites des livres, et sur la dernière celles prononcées par les gens. Maintenant, les deux moitiés se sont rejointes, alors par flemme d’en acheter un autre, j’écris dans les marges et tout se mélange, par exemple : “Les miroirs feraient bien de réfléchir un peu plus avant de renvoyer leur image.** Tu ne t’es jamais dit que nous étions tous des flammes de bougies ?*** Elle vivait pourtant avec la grâce : elle savait trouver les sources, les veines d’eau presque invisibles qui sourdent sous les répliques rocailleuses, sous les désirs avortés des gestes****”.

Et puis ? J’ai d’autres petits plaisirs… Au début de l’hiver, comme tout le monde, je regrettais de sortir du travail à l’heure où il fait nuit, comme s’il restait moins d’heures à vivre avant de s’endormir. Mais maintenant, j’ai perdu une infime satisfaction nocturne : au quatrième croisement, grâce aux reflets à travers la vitre du bus et à l’obscurité de la route, les phares des voitures de la montée à ma gauche semblaient situés dans le ciel, comme si les véhicules roulaient en suspension droits sur moi ; c’est idiot mais j’aimais bien cette vision. Ceci dit, actuellement, je longe le Jardin des plantes quand le soleil achève de se coucher derrière la basilique, ce n’est pas désagréable. Bientôt, lorsque la température sera printanière, je reprendrais l’habitude de descendre longtemps avant ma station pour prendre des nouvelles de la Saône sur le pont, en examinant sa couleur et ses remous.

A part ça… Je ne sais plus. Ce ne sont que des détails, rien de passionnant. En ce moment, je ne suis pas passionnée. J’attends nos premières retrouvailles, la célébration de notre anniversaire, la réponse quant à ta bourse et mon éventuelle fuite à tes côtés, une rencontre prochaine, la présence chez moi durant trois semaines de ma copine, une autre saison… La venue des beaux jours comme on dit. Petit à petit, je cesserai de m’étourdir jusqu’à confondre le soir et l’aurore en fumant au bord de cette fenêtre comme si mon inertie pouvait arrêter l’heure ; au lieu de dire “en ce moment”, je saurais associer les faits aux jours…

Oui, j’en suis certaine : ce n’est qu’une pause avant de reconstruire mon petit monde, même et autre… Même mais autre.

* Göran Tunström

** Jean Cocteau

*** une adolescente dans le bus

**** Göran Tunström (encore oui, en fait j’aurais pu recopier l’intégralité de son livre).

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