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Elle est partie.

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Elle est partie. En fait, elle n’a jamais été tout à fait là. Ma mère, elle a toujours l’air ailleurs. Il paraît que j’ai la même expression qu’elle dans les yeux. Moi aussi, les gens disent que je ne suis pas vraiment là, alors je ne peux pas lui en vouloir, même si c’est agaçant. Il me semble que autrefois, elle écoutait pourtant, elle réagissait quand je la piégeais en incorporant des mots absurdes dans mes phrases. Depuis quelques années, elle répond ” oui ” en riant un peu, quoi qu’on lui dise. C’est le petit rire de circonstance, capable de s’adapter à n’importe quoi, sauf que… quand on lui annonce qu’un de ses amis va mourir d’un cancer et qu’elle rit, ça met mal à l’aise. De temps en temps, quand elle se croit toute seule, on voit ses lèvres bouger, même si aucun son n’en sort. Elle est tellement absorbée par sa rêverie, qu’elle fait les mimiques et les gestes qui correspondent à une situation imaginaire. Un jour je lui ai dit : ” entre l’âge de 12 ans et l’âge de 18 ans, j’avais une vie imaginaire, toujours la même que je prolongeais, qui n’avait vraiment aucun rapport avec la réalité, mais il y avait une continuité, c’était une vie, pas uniquement un rêve “. Elle m’avait dit : ” moi j’ai toujours la même vie imaginaire, depuis l’âge de 12-13 ans “. C’est long tout de même, 35 ans à être quelqu’un d’autre, et à vivre autre chose. J’avais précisé, sans doute à cause d’un petit sentiment de culpabilité : ” dans ma vie imaginaire, mes parents étaient dans le coma “. Elle avait rigolé puis : ” c’est normal ça. Dans la mienne, mes parents sont morts, toi tu n’es jamais née, et ton père n’existe pas “. Je m’étais sentie blessée ce jour là. Moi, ce n’était pas pareil, en mettant mes parents dans le coma, je pouvais les faire revivre à tout moment, attendre l’instant où ils pourraient s’incorporer dans l’histoire. D’ailleurs, c’est ce jour là que j’ai mis fin à ma deuxième vie. Mais pour elle, c’était un peu comme si je n’avais jamais existé. Ce n’est pas un manque d’amour. Je sais qu’elle m’aime, tellement que ça en devient angoissant.

Si je ne réponds pas au téléphone, elle prévient les pompiers ; quand je suis malade elle passe ses journées et ses nuits assise à côté de mon lit, me scrutant avec inquiétude ; lorsque je passe un examen ou un concours, elle a des nausées parce qu’elle stresse plus encore que moi ; à chaque fois que dans un film, un livre ou un faits divers, on montre le deuil d’une mère face à la mort de sa fille, elle se met à pleurer en répétant : “je m’identifie trop”. Elle dit que s’il m’arrive quoi que ce soit, un jour, elle se suicidera en “nageant jusqu’à épuisement dans la mer”. Il y a une époque où je pensais qu’elle culpabilisait de ne pas m’avoir voulue (au point de me rayer de ses rêves), et que c’est pour ça qu’elle en rajoutait dans la surprotection. Mais on se dit des choses stupides, souvent, à l’adolescence. Je vois bien l’admiration perpétuelle dans son regard. Elle est toujours persuadée que je suis un génie, supérieure à n’importe qui d’autre sur la terre. C’est à cause d’elle que je voulais tellement être célèbre, plus jeune, et que je me croyais capable de réussir n’importe quoi. Son regard, lorsqu’il se décide à me voir, c’est comme une injection de confiance en soi. Seulement, il ne faut pas vivre très longtemps pour les discerner, ses propres limites, dans ses moments là on en veut terriblement à ceux qui ont déformé notre image. Puis après, je ne voulais plus rien échouer, par peur de la décevoir, alors je n’essayais même plus de réussir quoi que ce soit. Elle, en revanche, c’est une surdouée, une vraie, qui a passé sa scolarité à sauter des classes parce qu’elle était plus brillante que les autres. Mais elle s’en foutait, la preuve, elle s’est enfuie en Afrique à 18 ans. Elle dit comme ça “j’ai été à la retraite avant de travailler”, n’empêche qu’elle est devenue prof en réussissant capes et agrégation dans la foulée à 40 ans. Je sais maintenant que les concours se réussissent rarement du premier coup comme ça, même si elle m’avait fait croire le contraire.

C’est une menteuse ma mère. Elle ment tout le temps à propos de n’importe quoi. Elle va raconter que le matin même, elle est allée se balader dans la forêt, en voulant pendre un raccourci elle s’est perdue, et là elle a rencontré quelqu’un d’étrange, qui lui a raconté une histoire incroyable et… ça dure son histoire, avec les descriptions, les tons de voix, et tout. C’est beau à entendre, même quand je sais qu’elle n’est jamais allée en forêt et qu’elle s’est contenté de faire les courses au supermarché puis de boire un pastis dans un PMU. Je ne lui dis pas, sinon elle se met en colère. Elle aime bien aussi fumer en cachette et voler dans les magasins, juste parce que mon père ne le sait pas. S’il savait, elle arrêterait, que ce qui lui plaît c’est l’interdit, en même temps elle n’en a pas envie, donc tant mieux s’il ne sait pas. C’est un peu compliqué, moi aussi je me suis perdue. Dés que j’essaie de la suivre, je perds le fil conducteur, d’ailleurs tout ça, ce n’était qu’un préambule finalement, ce que je voulais dire c’est que ma mère est partie.

J’ai demandé à lui parler tout à l’heure, face à face avec mon père par webcams interposées. “Euh, elle n’est pas là”. “Tiens, mais elle n’était pas là hier non plus, elle a des réunions tous les soirs en ce moment ?” Il est devenu gêné tout à coup, puis il m’a avoué : “on s’est disputé, elle a fait sa valise avant hier et elle n’est pas encore revenue”. Ce n’est pas nouveau, ma mère a toujours disparu comme ça. Elle criait : “je veux vivre ma vie, vous m’empêchez de vivre comme je voudrais” et puis elle claquait la porte. J’avais très peur qu’elle ne revienne pas autrefois. Mais à chaque fois, elle passait une ou deux nuits à l’hôtel et puis elle revenait, comme si de rien n’était. Personne n’osait rien dire, et l’épisode s’oubliait. Je lui ai dit : “elle va revenir, comme d’habitude”. J’ai vu son regard triste, il a dû pleurer comme à chaque fois. Ce n’est pas de sa faute à lui, il y a des soirs où elle fait tout pour provoquer les disputes, je vois bien que c’est prémédité, je sens mon père qui fait tout pour empêcher l’explosion, il jongle péniblement avec les mots, finalement il finit par s’énerver. Pourtant, colérique comme il est, il en a fait des efforts pour ne pas éclater plus tôt. Enfin, voilà, je lui ai dit qu’elle rentrerait. J’aimerais bien que ce soit le cas, pour lui, comme pour moi, parce que ma mère c’est une petite fille, elle fait des bêtises si on la laisse toute seule. En même temps, j’ai terriblement envie qu’elle s’en aille vraiment, pour elle. Je me souviens de son regard brillant lorsqu’elle m’a raconté ce livre dans lequel une mère de famille quittait sa fille et son mari pour vivre une nouvelle vie pleine de dangers et de péripéties. J’ai répondu “je l’ai lu le livre, mais je n’ai pas aimé”. Elle a dit : “c’est parce que tu es trop jeune pour comprendre”. Oh si, je te comprends, je sais ce que ça signifie pour toi. Normalement, le bus qui permet de sortir de Ghost World, c’est à l’adolescence qu’on le prend, et tu l’as déjà pris, plusieurs fois, t’as au moins cent vies réelles derrière toi, le problème c’est que tu as aussi un million de vies imaginaires qui t’obsèdent. Peut-être que tu n’as plus l’âge, que tu as raison avec ton “on ne peut pas être et avoir été”, mais on ne sait jamais après tout. J’aimerais bien dans le fond, pour toi, que tu partes et que tu reviennes longtemps après, avec des souvenirs aussi jolis que les histoires que tu inventes depuis de longues années.

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