D’une certaine manière, cette année est une perpétuelle absence. Absence de mots ici, notamment. Ce n’est pas de la paresse de ma part, c’est plutôt de la lassitude car je n’ai rien d’inédit à partager. On pourrait me rétorquer que si j’avais attendu d’avoir quelque chose d’intéressant à dire pour écrire, ce blog serait une infinie page blanche… Oui, sans aucun doute, mais je ne sais plus comment éviter de me redire. Je me répète, je me paraphrase jusqu’à la parodie, je me rembobine automatiquement, c’est usant à la longue (n’est-ce pas ?) Pourtant, paradoxalement, je ne pense pas avoir vécu de saisons semblables à celles-ci par le passé.
Je n’ai jamais traversé autant de ciels, par exemple. En réalité, j’aurais dû écrire : “je n’ai jamais autant traversé le ciel”, sans pluriel, sauf qu’il s’agissait de morceaux de ciel, différents les uns des autres à travers des hublots interchangeables : des ciels vaporeux, brumeux et opaques au lever du jour, étoilés à la nuit tombée, bleu électrique dans l’après-midi, parfois étrangement similaires aux flots avec des nuages pour îles. A certains moments, j’avais l’impression de voir des bouts de tissus, plus ou moins éclatants, troués, usés, ou rapiécés.
Durant ces voyages, j’ai appris par cœur les menus de la compagnie Aer Lingus. Je ne commande jamais de nourriture en avion : les plats sont chers et les photos ont l’air conçues pour écœurer les passagers. Cependant, j’ai la mauvaise habitude de lire puis de retenir n’importe quel texte imprimé à proximité de mes yeux (publicités, affiches, emballages de céréales…) Désormais je connais donc le prix et la composition des breakfasts, des tapas, des sandwichs, etc., et ce savoir me sera certainement indispensable au quotidien, évidemment. J’ai retenu aussi les consignes de sécurité, des tracés lumineux au sol en cas de coupure de courant à l’emplacement du masque à oxygène, car tous ces avions sont aussi identiques que les gestes des hôtesses, désespérément prévisibles.
En effectuant ces périples, j’ai pu stéréotyper les passagers : l’angoissé qui respire fort en tremblant durant le décollage et dont les bras moites laissent des traces luisantes sur les sièges, le ronfleur qui éteint la lumière quand je veux lire, l’alcoolique bavard et ses verres de whisky, sans parler des adolescents qui jouent à se faire peur à la moindre turbulence en lançant “oh putain on va se crasher !” comme s’ils n’avaient jamais rien connu d’aussi excitant (certes, sans doute n’y-a-t-il rien d’aussi excitant que la proximité de la mort à l’adolescence, de toute façon).
J’ai aussi expérimenté l’amplification de l’excitation lorsque l’atterrissage commence en sachant que mon amoureux m’attend juste en dessous derrière le vide, l’impatience face aux douaniers zélés qui examinent mon passeport sous tous les angles (non je ne suis pas une terroriste ni une migrante clandestine, abrège bordel !), et les tapis roulants interminables sur lesquels j’essayais de marcher très vite en gardant les yeux fixés sur le panneau vert “Exit”.
Étant donné que mon amoureux habite trop loin de Dublin pour être rejoint facilement, je me suis accoutumée aux chambres d’hôtels, de la petite auberge de jeunesse minable avec vue sur un mur et toilettes bouchées au fond du couloir sale, à la chambre luxueuse avec moquette et papier peint de mauvais goût, théière et petits biscuits sur la table de chevet à côté de la Bible (”c’est bizarre cette disposition à chaque fois, on dirait que la Bible est faite pour être mâchonnée après avoir été trempée dans le thé noir et son nuage de lait, tu ne trouves pas ?” lui disais-je) Bref, c’est évident, j’en ai assez des avions et des chambres d’hôtel, des étreintes devant les portes d’embarquement ou à l’arrivée, des chambres impersonnelles, des gesticulations des hôtesses, des publicités “duty-free” et des heures d’attente devant les baies vitrées couvertes de saleté.
Néanmoins, j’ai vécu des moments agréables ainsi, c’est certain. Parmi les conséquences de la distance, il y a cet étrange sentiment d’éternel premier rendez-vous. J’ai beau connaître par cœur l’aéroport et le voyage dans son ensemble, survient systématiquement cette frénésie cardiaque qui m’envahit du départ aux retrouvailles et me rappelle mon premier tête à tête avec le garçon du collège, la crainte d’être décevante, le brossage de dents à la dernière minute, le coup d’œil rapide dans le miroir, les discussions imaginées avant la rencontre… C’est difficile à expliquer à propos de quelqu’un que je connais depuis six ans mais c’est compréhensible : nous ne nous sommes plus vu depuis longtemps (il a pu se passer quelque chose entre temps, quelque chose que je redoute sans savoir précisément de quoi il s’agit) et nous avons peu de temps devant nous (il faut que ce soit parfait car si ce week-end se termine mal, quand nous reverrons-nous ?) Alors, à chaque fois, je retombe en adolescence. Je sais que c’est réciproque, je perçois ses hésitations et sa nervosité à l’instant des retrouvailles. Au bout de quelques minutes, je retrouve ma confiance en lui, cette liberté de parole et de gestes qui n’appartient qu’à nous deux, cette évidence. Pourtant, le mois suivant, la peur m’étreint de nouveau à l’idée de le retrouver. La routine n’a pas de prise sur la distance malgré les rituels, et c’est déjà ça.
J’ai également traversé des morceaux de paysages à travers la vitre du TGV, du TER, du bus ou du taxi, sous tous les temps. J’ai fait de nombreuses rencontres, le temps d’un trajet, d’un train en retard, d’un bus en grève, d’une galère ou simplement d’un point commun (le fait de s’endormir bercée par le roulement du train, entre autres). J’ai ainsi découvert un vieux monsieur allergique au miel, un étudiant en agriculture, un passionné de ski né dans les Vosges, une jeune fille qui rêve de rencontrer la réincarnation de Jim Morrison, un collectionneur de petites cuillères… J’ai aimé l’aspect hasardeux et sans lendemain de ces interactions humaines. Je suis souvent partie sans dire au revoir alors que j’avais envie de donner mon numéro de téléphone en lançant simplement : “si un de ces jours, tu passes par Lyon, on ira boire un verre”, mais finalement qu’aurait-on à se dire en dehors de ce contexte ? A quoi bon ? Alors je me suis volatilisée sur le quai, en gardant en tête les visages et les confidences emmagasinés, non sans penser : qui sait, ce serait amusant de se recroiser sur d’autres rails ou d’autres routes, un jour ou l’autre, sans l’avoir cherché. C’est très improbable mais ce serait un bel accident, sinon tant pis, ces bavardages auront toujours amélioré un petit peu mon chemin et resteront quelque part dans un coin de ma mémoire, durant un temps indéterminé.
Et puis il y a ceux que je retrouve quotidiennement, Monsieur Passager Numéro 4 par exemple (pardon, aucun pseudonyme poétique ne me vient à l’esprit). Il est dans ce bus depuis le début, bien avant les autres passagers avec lesquels j’ai noué des liens plus ou moins fragiles. Je me rappelle que j’avais repéré son regard perçant, sa chevelure blanche hirsute ou encore les cigarettes qu’il fumait compulsivement, et ce depuis plusieurs années. Il m’a parlé lorsque le bus bondé est tombé en panne avant mon arrêt : “on va être en retard si on ne meurt pas asphyxié”. J’ai acquiescé poliment. Il a ajouté : “c’est quand même emmerdant tous les jours, cette foule et ces bus peu fiables hein, vous en savez quelque chose mademoiselle, ça fait longtemps que je vous vois dedans”. J’ai acquiescé encore une fois car je ne suis pas contrariante avec les inconnus. Petit à petit, nous avons discuté de choses et d’autres (d’où venez-vous ? Où travaillez-vous ? Comment, pourquoi, etc.) Comme les précédents passagers avec lesquels j’ai dialogué, il m’a révélé son prénom après plusieurs semaines de conversations occasionnelles. En entendant le mien, il m’a demandé : “comme dans la chanson de Nougaro ?” Je lui ai répondu : “oui, d’ailleurs c’est à cause de cette chanson, ma mère aime Nougaro”. “Elle a bon goût alors, votre maman”. J’ai conclu : “la plupart du temps oui, en tout cas c’est mieux que de porter le nom d’une héroïne de série américaine, je suppose”, il m’a souri. Lorsque nous descendons au même arrêt (j’ai plusieurs moyens d’aller à la bibliothèque et je fais mon choix en fonction de l’heure et de la couleur du ciel), il proteste : “moins vite ! J’ai 40 ans de tabagisme dans les poumons moi, et puis à mon âge on ne se presse plus pour aller où que ce soit. Vous verrez quand vous serez vieille comme moi, vous serez tout le temps en retard !” Alors je constate : “je suis déjà tout le temps en retard, ça promet !” On se quitte en se souhaitant une bonne journée, on se retrouve le lendemain matin… J’aime bien Monsieur Passager Numéro 4, sa mauvaise humeur, son essoufflement, et par dessus tout nos vies banales qui se rejoignent le temps d’une route commune, sans certitude de retrouvailles car, tôt ou tard, l’un de nous deux cessera nécessairement de prendre ce bus.
Lorsque je ne suis pas dans un aéroport, dans un train ou dans un bus, je travaille, j’écoute de la musique, je lis des livres, je vois des films… C’est original, n’est-il pas vrai ? Oui, je sais, je suis une fille hors du commun. D’ailleurs, je ne me serais pas tue aussi longtemps si ma vie était ordinaire.
Dans la bibliothèque, je me débarrasse petit à petit de ce que le Petit Vieux Préféré avait accumulé : ses bouts de ficelle, ses cartons, ses objets personnels qu’il ne pourra plus reprendre, toujours avec une certaine culpabilité comme si je violais un sanctuaire, comme si je détruisais un monument historique. Il me téléphone une fois par semaine et il m’écrit beaucoup. Étrangement, il a l’air assez satisfait, là bas, dans sa maison de retraite dans la montagne. Il me raconte le bon air, les paysages et les éclosions de fleurs avec le même enthousiasme qu’autrefois face au parc qui entoure la bibliothèque. Ensuite, il me donne des conseils de livres à acheter, en général j’ai fait les mêmes choix avant lui mais je lui laisse croire qu’il a encore une influence sur ce sous-sol, uniquement afin de lui faire plaisir. J’écoute les gens dire “il manque hein, lui au moins c’était un érudit”. Je suis consciente du sous-entendu : “contrairement à vous”, mais je m’habitue. Je n’ai pas 91 ans, je suis nécessairement moins sage que lui, c’est ainsi, même si je me sens déjà vieille, tellement vieille. Parfois les chiffres envahissent mon cerveau : 6 ans depuis ma première rencontre avec mon amoureux, 3 ans depuis notre seconde histoire, 16 mois depuis son départ, 3 mois avant son retour, 4 mois avant ma trentième année… Je calcule, je recompte, et j’évalue le nombre de jours restant avant le renouveau. Je déteste les chiffres mais, au moins, ce sont des faits quand je peux avoir imaginé ou travesti le reste. En arrière fond, je continue à parler avec mon amoureux pendant des nuits entières, de 22 heures à 7 heures du matin environ. Il m’a avoué : “quand je dis à mon coloc qu’on peut se parler une nuit complète sans silence, en ayant toujours quelque chose à se dire, il ne comprend pas comment c’est possible”. Mes amis non plus, moi non plus finalement, c’est miraculeux. D’ailleurs, comme l’approche de la trentaine me pousse à faire des bilans existentiels très sombres (qu’ai-je donc fait d’exceptionnel durant ces bientôt trente années ? Rien, nous sommes d’accord), il me paraît de plus en plus évident que ma rencontre avec lui relève du miracle, malgré nos débuts douloureux.
Je lis des livres aussi, écrivais-je précédemment… Il y a quelques mois, je lisais “Les grands singes” de Will Self. En fait, je lis “Les grands singes” depuis longtemps car je l’abandonne avant la fin. Ce n’est pourtant pas un mauvais livre, mais je ne ressens pas le besoin de tourner la page à la fin du dernier paragraphe. Par conséquent, en le refermant, je commence à lire un autre roman avant de le rouvrir ; le temps passe, alors, ayant oublié l’essentiel, je recommence ma lecture. Depuis, j’ai réussi à le terminer mais peu importe, le soir dont je m’apprête à parler, je lisais ce livre. Pour ceux qui n’en auraient jamais entendu parler, Will Self raconte l’histoire d’un individu qui se pense humain et se réveille dans un monde où les chimpanzés sont devenus l’espèce la plus évoluée. En fait, ce n’est pas ce qui compte dans l’anecdote que je m’apprête à raconter… L’auteur s’est amusé à créer un langage de chimpanzés. Globalement, on retrouve le langage humain, mis à part qu’il y a des mots particuliers : “HouuGraa !” (est le salut chimpanzé), panthurler, panthucher, manumarcher, protège-enflures, digitations… et toutes sortes de “euuh”, de “euch-euch” et de “greu-nnn”. Bref, tandis que je suis en plein milieu d’une partouze entre chimpanzés, le téléphone sonne. Je décroche et j’entends : “allo mademoiselle [Junko] ? – oui ? – C’est pour vous proposer une mutuelle, je suppose que vous avez déjà une mutuelle mais la nôtre est exceptionnelle ! (j’ai déjà eu affaire à cette proposition précédemment et j’ai mis longtemps à me débarrasser du vendeur, donc, spontanément, je décide de dire des bêtises or j’ai le langage chimpanzé façon Will Self en tête) – HouuGraa ! – Pardon ? – Houugraa ! – (bref silence) Donc je suis sure que vous avez déjà une mutuelle, n’est-ce pas…? – Comme je suis sure que vous avez un protège enflure ? – Pardon ? – Oui, un protège enflure, mais votre voix ne me permet pas de savoir si vous êtes euch-euch en chaleur madame ? – Donc Mademoiselle [Junko], cette mutuelle protège vos proches en cas de décès – Arrêtez de grimacer, vous ne m’avez même pas panthurlé ce qui serait la moindre des politesses. – (silence) Je ne comprends pas – Je vous gesticule que vous êtes impolis de me panthucher à cette heure sans m’avoir panthurlé, cessez vos digitations vaines hoouu – je… pardon de vous avoir dérangé bonne soirée au revoir”. C’est donc une méthode que je recommande à mes lecteurs bien aimés : lisez Will Self pour vous débarrasser des opportuns. Pour être honnête, j’étais presque déçue que la madame raccroche aussi vite alors que je commençais à m’amuser. La prochaine fois, je teste cette méthode sur les témoins de Jéhovah qui sonnent à ma porte le dimanche, je pourrais même les saluer à quatre pattes cul nu en vénérant leur troufion anal pour l’occasion.
Bref, je me divertis comme je peux en somme. Et sinon ? Ah oui, les films, je passe beaucoup de temps au cinéma. Récemment, en compagnie de mes parents, j’ai vu “Dans ses yeux“. Comme j’étais très en avance, j’ai pris les places tandis que ma mère s’efforçait de se garer quelque part à proximité, puis je me suis assise dans un coin en l’attendant. Pendant ce temps, les gens arrivaient et achetaient leurs tickets. A chaque fois, systématiquement, ils disaient : “une place pour “Dans tes yeux” ». A la longue, j’ai trouvé l’erreur de plus en plus intéressante. Avaient-ils tous en tête les yeux mystérieux d’un proche ? Par la suite, j’ai aimé ce film, ses dialogues surtout. Quelque part il était approximativement dit : “si tu continues à essayer de revivre le passé, tu auras 1000 vies derrière toi et aucun avenir”. Maintenant que je l’écris, cette phrase ressemble à un cliché, mais c’était mieux exprimé me semble-t-il (j’ai égaré mon cahier à citations, je me corrigerai ultérieurement). En tout cas j’étais sensible à cette histoire, à ce traumatisme qui rend présent et avenir insipide, sur lequel on revient malgré soi… Je comprenais aussi la vieillesse, les visages qui se rident à mesure que les problèmes non résolus restent. Encore une fois, j’ai pensé au tissu, tissu des visages cette fois-ci, plus ou moins éclatant, troué ou rapiécé, et puis à l’absence. “Comment fait-on pour supporter une vie devenue vide ?”, demandait un personnage. On ne se pose surtout pas la question, on avance malgré tout. Je continue donc et, de temps en temps, entre tissus de ciels, tissus de visages et tissus de souvenirs, j’entraperçois une couleur inédite, un éclat lumineux que je mémorise en attendant que ma vie reprenne vraiment son cours, en attendant son retour et celui des beaux jours.