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En face de moi, un chat roux tigré s’époumone, la langue rose brouillée par la saleté de la vitre. Je devine son miaulement mais je n’entends que la pluie sur les carreaux.
Je sens le regard de “mon petit vieux préféré” derrière mon dos, attentif, veillant sur moi. Lorsque j’étais arrivée après les vacances, en lui annonçant la nouvelle pour ne pas avoir l’air ridicule si mes nerfs lâchaient, il m’avait prise dans ses bras maigres en murmurant des paroles réconfortantes. Quand je pars le soir, il met ses mains ridées autour des miennes en me disant “bon courage”. Quand j’arrive il me demande toujours, d’un air soucieux, comment je vais et si j’ai bien dormi.
Je ne sais pas vraiment comment je vais, car mes symptômes me semblent étranges et inédits. Cette façon de m’endormir immédiatement la tête à peine posée sur l’oreiller notamment. Pendant nos dernières disputes déjà, j’étais surprise par mon sommeil parfait. Je n’ai jamais aussi bien dormi de toute ma vie. D’ailleurs si je pouvais, je passerais ma vie entière dans mon lit. Le sommeil me libère de la réalité. Je décroche du réel sans avoir besoin du moindre somnifère : plutôt surprenant vu les circonstances.
Pendant plusieurs jours, je n’ai plus eu aucun appétit, chaque bouchée me donnait envie de vomir, même le gâteau au chocolat moelleux noyé de crème vanille. Mais la soirée d’hier avec Muji m’a rassuré sur ce point. J’ai dévoré mes assiettes de sushi avec un réel plaisir, j’ai parlé de lui sans pleurer, j’ai ri sans me forcer, ravie de sa présence inattendue et revigorante.
Parfois, il y a aussi cet élancement court mais brutal dans la poitrine, celui que j’appelais “coup de poignard” quand j’étais petite. En réalité ça n’y ressemble pas du tout d’ailleurs. Enfin je suppose. Une douleur aussi brève qu’oppressante.
Quelques garçons reviennent vers moi, espérant sans doute que ce célibat transformera mon ancien “non” en “oui”. Mi-amusée, mi-lassée, je les regarde attraper le vide en tentant de me séduire, parler sans être entendu, me frôler sans m’émoustiller… Mais ça ne me dérange pas vraiment. D’ailleurs au fond, rien ne me dérange réellement ces derniers temps. Ni crise de larmes, ni énervement, ni apathie, aucun des “symtômes d’état de crise” vécus précédemment.
En revanche, trop souvent son fantôme intercepte sournoisement les mots des livres sur lesquel je travaille ; ce soir là quand je dansais sur le parking, j’étais ivre de bonheur, le “I love you” naïf des Pipettes s’accrochait à moi comme une traduction directe de mes sentiments, “Oh, I nearly started screaming That I love you Oh I love you And I will love you ‘Till the day I die There will never be a time when we have to say good-bye”. La tête appuyée sur ses mains au-dessus du petit muret de pierres, il me regardait, indéchiffrable comme d’habitude, et je me demandais s’il comprenait à quel point j’étais littéralement folle de lui. J’ai appris ensuite qu’il m’avait cru triste ce soir là. Il n’a jamais rien compris à mes sentiments, finalement… J’éjecte l’image indésirable en sentant mes yeux se mouiller, et je la remplace par celles des appartements visités la veille. Tous me conviennent finalement. N’importe quel ailleurs sera mieux qu’ici. Il me faudra renoncer au panorama de la ville derrière la fenêtre et aux soirées passées sur le toit, mais au moins j’aurais deux fois plus d’espace et je pourrais ouvrir la fenêtre sans craindre la fuite du chat. De toute façon, je ne me suis assise sur le toit qu’en sa compagnie… Sa présence imbibe douloureusement ce lieu. J’ai hâte de le quitter définitivement.
Je dois aussi appeler L. pour lui demander si sa proposition d’aller à Londres à Noël n’a pas été lancée uniquement pour me réconforter. Je pourrais peut-être acheter le billet, ça me donnerait une sorte de preuve tangible de ce voyage. Quoique, les billets achetés pour lui et moi avaient terminé dans la poubelle l’an dernier. Jamais je n’irais à Camden avec lui.
Il me reste ce gros morceau de gâchis coincé au creux de la gorge, je le ravale sans cesse mais il refuse obstinément de se laisser digérer.
Un regard compatissant et un souffle sur ma nuque : “et si elle profitait de l’accalmie pour venir avec moi faire un petit tour dans le jardin ?” Mon garde-malade. Il me prend par la main en racontant l’âge des arbres, leur solidité et les maladies auxquelles ils ont survécu. J’observe surtout les longues racines à la surface de la terre. Peut-être est-ce là ce qui m’a toujours manqué, une base solide à la place des sables mouvants. “Ils survivent à toutes les tempêtes pendant des siècles” dit-il avec un clin d’œil. Mais je ne suis pas un arbre. “Un arbrisseau alors, celui qui plie mais ne rompt pas”. Je murmure un merci qu’il n’entend pas.
Je souffle doucement sur la poussière qui recouvre le livre. Derrière la vitre le chat a disparu. Un rayon de soleil miroite sur les roses perlées de gouttes de pluie.

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