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Il répondait “je ne suis pas triste, je suis fatigué”. Moi aussi depuis quelques temps, je n’avais plus que cette réponse à offrir.*

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Elle me fatigue. Elle ouvre sa porte à tous les vents en suppliant “ne faîtes pas de bruit en sortant, merci de ne pas la claquer”, elle ne veut pas les entendre la quitter. Elle essaie piteusement de camoufler ses cernes et sa mauvaise mine, mais le masque est trop épais. Elle se souvient que Le Laxatif** lui disait “tu ne devrais pas mettre du noir sur tes yeux, ça fait ressortir tes cernes”, alors elle avait arrêté de le faire mais ce n’est pas mieux sans de toute façon. Elle observe les bleus sur ses jambes en se demandant d’où ils proviennent, la dernière vodka était-elle tellement récente ? Mais au fait qu’a-t-elle fait la veille ? Elle sourit en entendant la bibliothécaire lui dire “déjà ? Vous avez lu 5 livres en une semaine !?” Oui mais elle lit comme elle le faisait petite, quand elle piochait tout ce qui lui tombait sous la main dans la bibliothèque parentale, même sans rien comprendre à l’histoire. Elle ne lit pas en fait, elle avale des mots sans les mâcher ni les digérer, l’important c’est de les terminer pour passer aux suivants. Pourtant, il fut un temps récent où elle prenait la peine de noter les passages qui lui plaisaient sur un carnet, de les savourer, d’écouter le rythme et d’admirer les images contenues dans les phrases. Voilà qu’elle en arrive à demander à la vieille dame toute raide derrière son bureau “est-ce que, dans votre logiciel, il y a un moyen de savoir si j’ai déjà emprunté celui-là ?”.

Dans le bus, elle a oublié de recharger son baladeur, alors elle entend la radio. Il y a un micro-trottoir sur le thème “que pensez-vous de l’éventuelle arrivée au pouvoir de M. Le Pen”. Réponse des intéressés : “moi je suis d’accord avec M. Le Pen. Avant je l’aimais pas parce qu’il était raciste, mais en fait il est pas raciste du tout, y a des arabes et des noirs dans son parti, y a même Dieudonné qui le soutient. Tout ce qu’il dit je suis d’accord avec lui” ; “Je voterai pour lui parce que au moins les autres y comprendront qu’il faut arrêter de nous prendre pour des cons. Avec Le Pen au moins y aura un vrai changement et ça peut pas être pire qu’aujourd’hui” Mentalement elle lui répond : Oh malheureux, si tu savais comme ça peut être pire… Elle se tasse un petit peu sur son siège, ses jambes lui paraissent anormalement encombrantes à cause de la place prise par le monsieur à l’attaché case en face d’elle. Il a l’air de sortir d’un film celui-là, un figurant, genre : le monsieur qui lit le journal avec une tasse de café en arrière-plan, ou le monsieur qui attend dans le bus tout simplement… en arrière-fond, il meuble le décor mais personne ne le remarque. A-t-on déjà vu un visage plus “normal” ? S’il était acteur professionnel, il serait dans la catégorie “je suis sure que je l’ai déjà vu quelque part mais pas moyen de me rappeler de son nom”. Elle se dit qu’elle aimerait apprendre qu’il est autre chose qu’un employé de bureau, en se demandant pourquoi cette découverte lui procurerait tant de plaisir. Mais à la station, il s’engouffrera précisément dans des bureaux. Sans surprises.
La dame – tailleur Chanel foulard Yves St-Laurent perles de culture aux oreilles et sac Vuitton posé entre ses deux mains vernies et baguées – explique à haute voix qu’elle a peur d’être attaquée “par des voyous maghrébins” dans son quartier petit-bourgeois. Elle a envie de lui répondre : Connasse, as-tu même déjà ne serait-ce que croisé un “voyou” ailleurs que dans le journal télévisé que tu dois t’avaler avec angoisse tous les soirs ? Mais elle se contient, elle préfère jouer l’absente en regardant une poubelle qui déborde, des adolescents bêtement plantés sur une barrière qui fixent la route comme les vaches regardent passer les trains, une vieille dame qui s’effondre sur le trottoir sans que personne autour d’elle ne bouge… Après quelques “vous m’entendez ?”, Connasse renonce devant la surdité impolie de sa voisine, pour prendre à parti le Monsieur à l’attaché case qui dit “oui” d’un air embarrassé avant d’ajouter quelques clichés bien sentis “on ne se sent plus en sécurité nulle part de nos jours”. Désormais recroquevillée sur son siège parce qu’en plus Connasse a les fesses larges, elle se sent de plus en plus crispée.
Au virage suivant, un père engueule la chair de sa chair en lui énonçant une phrase qu’elle connaît par cœur “Mais qu’est-ce que j’ai fait pour avoir une fille aussi conne !” Quand elle était petite, elle lui répondait sans dire un mot : on sait tous les deux ce que t’as fait, t’avais qu’à réfléchir avant de te taper ma mère. Sans y penser elle lui jette son regard le plus noir, sans doute le même que la gamine qui, effrayée elle-même par l’affront de son regard, s’empressait de courir dans sa chambre en claquant la porte, mais toujours il la rouvrait et il continuait à crier, crier, quelques pas vers le salon et il revenait de nouveau vers elle pour hurler… En tout cas, un regard adulte ne produit pas le même effet puisqu’en le croisant, le père a cessé de crier et s’est mis à murmurer ses méchancetés à sa fillette en larmes. Elle soupire en serrant ses mains l’une contre l’autre, écrasée contre la vitre sale.

Peu après, L’imbécile Heureux, pardon L’Idéaliste, lui parle de bonheur et de paix sur la terre, il affirme que les hommes progressent non seulement techniquement mais également moralement. Non, un être humain reste un être humain quel que soit l’époque dans laquelle il vit, les faits divers actuels sont les mêmes qu’il y a un siècle. Et la vie ressemble quand même plus à une double tartine de merde qu’à une boite de bonbons ou de sucre Candy. “Tu es quelqu’un de profondément pessimiste, tu aimes donc si peu l’être humain ?” lui dit-il avec son accent pointu, la bouche en cul de poule et les mains qui s’agitent dans le vide. Malheureusement, elle est humaniste, parfois elle se dit que détester l’humanité serait bien plus confortable.
Sur son lieu de travail, comme toujours, elle observe les joueurs de ping-pong. Monsieur Bidule a dit “il faut vraiment que Monsieur Machin passe vous installer tout ça, ça fait 3 mois qu’il doit le faire”. Dans un couloir elle se retrouve nez à nez avec Monsieur Machin, ce qui est très rare, alors elle se jette sur lui pour lui demander s’il a l’intention de descendre un jour dans la bibliothèque. Monsieur Machin lui répond : “j’attends que Monsieur Bidule m’en donne l’ordre, c’est lui qui décide de l’endroit où je me rend, il ne m’a rien dit”. Pourquoi donc s’est-elle sentie aussi brutalement joyeuse en voyant Monsieur Machin alors qu’elle connaissait déjà sa réponse ? Tout se passe toujours ainsi. Il lui a fallu un an pour avoir Internet, il lui faudra encore un an pour avoir des ordinateurs en réseau, et sans doute un an avant de mettre en ligne un site… Oui mais son contrat se termine dans moins de deux mois, et sans aucun doute rien n’a été fait, puisqu’elle est sans cesse face à (d’excellents) joueurs de ping-pong, guettant le moment où la balle viendra enfin tomber à ses pieds. En fait, on peut comparer la bibliothèque à une grande maison que les gens auraient décidé de retaper, sauf qu’ils auraient fait n’importe quoi : un mur serait peint d’un côté, le deuxième aurait seulement une tapisserie arrachée, le troisième serait intact ; les pieds de la table auraient été posés mais pas le reste ; etc. Alors quand elle entre, selon les jours, elle hésite entre: bon ça commence à prendre forme il y a du progrès (sur un ton faussement enjoué), et : c’est de la poudre aux yeux et ça ne sert à rien (en soupirant). […]

Elle c’est moi, tout le monde l’aura compris. Je ne souffre pas d’un dédoublement de la personnalité, mais je sais me voir agir de l’extérieur. Par exemple : le soir je me promets de passer une journée sans tabac le lendemain parce que j’en ai marre de cracher mes poumons, le lendemain matin j’allume une cigarette devant mon café. A ce moment là, il y a celle qui craque, et celle qui lui reproche d’avoir craqué. Il n’y en a qu’une évidemment, mais elle se partage entre l’accusée et la juge. Parfois, aussi, l’accusée se fait sa propre avocate : j’excelle à m’inventer des excuses. Alors en ce moment, à elle là, je (me) lui dis “p’tite conne (c’est ainsi que je m’appelle dans l’intimité), il va falloir te prendre en main. Délaisser le demi sourire tristounet-ironique pour te visser un sourire enthousiaste sur la peau, enlever ces boulets qui te fond traîner les pieds et tenter d’être un petit peu plus légère, parce que de toute façon personne ne peut agir à ta place”. Elle dit très vite “oui c’est juré”, mais le jour d’après la situation reste inchangée.
Bon, ce n’est pas dramatique non plus. Elle sait encore se sentir vivante, au milieu de la nuit sur un quai face aux lumières pendant qu’il lui raconte des légendes remplies de fées ; elle aime toujours autant l’aube comme la tombée de la nuit […] l’immersion musicale, les rêves éveillés, le sentiment d’éternité des instants parfaits…
Elle n’est pas triste, juste très fatiguée. Par moment, ses jambes cessent d’avancer, son dos d’affaisse et elle ballade un regard dépité sur ce qui l’entoure. De la lassitude et un certain désarroi. De plus en plus souvent, elle recommence à se demander “mais qu’est-ce que je fous là ?”, et elle peut, sans aucune difficulté, se voir un avenir qui ressemble à un seau de cendres penché en équilibre instable au dessus de sa tête. Cependant elle continue à guetter les éclaircies, les éventuelles variations, le retour des couleurs pour les saisir avant qu’elles ne s’échappent…
Elle est fatiguée mais elle attend, résolument.

* Adam, Olivier. “Pialat est mort” in Passer l’hiver, Ed. de l’Olivier / Le Seuil, 2004, p. 13
** Surnom affectueux qui désormais désigne mon ex-amoureux.

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