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La robe blanche et le couteau

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J’ai oublié l’origine de la dispute. Quelques minutes auparavant, il me prenait en photo en prétendant que j’étais belle. Nous avions déjà bu beaucoup d’alcool. Et puis soudain, nous étions chacun face à nos écrans d’ordinateur pour ne pas avoir à nous regarder. L’album de Matt Elliott s’était arrêté et j’avais envie de mettre un autre disque, sans oser déplacer de l’air entre nous. Un ami m’a appelée pour nous proposer de le rejoindre. « On s’est disputé alors je ne sais pas trop, là. » J’ai dû dire autre chose ensuite. J’ai raccroché. Les yeux bêtement fixés sur mon clavier, j’ai réfléchi. Je cherchais un moyen de mettre fin à cette situation, sans m’excuser parce que je ne regrettais pas mes propos, sans rien envenimer puisque je ne lui en voulais plus. Alors j’ai annoncé : « X. nous propose de le rejoindre faire la fête à tel endroit, chez ses amis que je ne connais pas. Si tu veux, on y va ensemble. Si tu préfères, tu restes bouder ici. » J’ai tourné la tête vers lui et perçu son soulagement. Il savait qu’ailleurs, nous ferions comme si rien ne s’était passé juste avant. En public, parfois, nous nous lançons des vannes sans méchanceté, mais jamais nous n’échangeons étreintes, baisers ou insultes. C’est pour cela que tant de nos proches ont été surpris par notre relation, par notre rupture, par nos retrouvailles puis par notre choix d’avoir un enfant ensemble. Il y a quelques années, un ex ami me confiait : « non mais ça fait plaisir de voir que dure un couple sur lequel on ne misait rien ». Je ne savais qu’en penser. En tout cas, nous sommes partis et le malaise entre nous s’évaporait au rythme de nos pas côte à côte.

J’avais une robe blanche avec une capuche bordée de fausse fourrure. Mon amoureux trouvait qu’elle m’allait bien. Elle n’était pas trop décolletée, à peine transparente, peut-être un peu courte – mi-cuisses – mais j’avais des collants noir opaques. La plupart du temps, quand je mets une robe ou une jupe bien au-dessus des genoux, je casse son aspect sexy avec une paire de Docs, pour éviter de m’entendre dire, dans la rue, que je suis une pute. Pourtant, ce jour là, j’avais des bottes à talons hauts en cuir noir. Nous étions le 31 décembre 2009 et j’étais avec mon amoureux, alors c’était permis, non ? Il m’avait répété de le faire, « franchement les grosses godasses ça gâche tout là ». Je n’ai pas le souvenir d’avoir eu un manteau rouge. Je suppose que c’était le cas. Il devait faire froid en plein hiver et tous mes manteaux sont rouges. Je me souviens de la robe, du bracelet, des collants et des bottes que je portais, pas du manteau. C’est étrange comme certains détails s’oublient alors qu’ils ne sont ni plus ni moins importants que d’autres.

De l’appartement où nous sommes rentrés, il ne me reste pas grand chose. Ce n’était pas au rez-de-chaussée et il n’y avait ni balcon, ni terrasse. Outre l’alcool que j’ai continué à boire, on nous a proposé de la beuh et de la cocaïne. J’ai choisi cette dernière. Je crois qu’à un instant, X. m’a enlacée et que je me suis dérobée, mais je confonds peut-être avec une autre de nos soirées. Les visages sont flous et les conversations parasitées. En tout cas, la nouvelle année avait commencé depuis quelques heures quand nous sommes ressortis. J’avais envie de marcher dans le froid pour me dégriser. Je croyais que nous étions à proximité de la place Bellecour, donc à une distance raisonnable de chez moi. Devant la station de métro, j’ai annoncé : « on rentre à pieds » et je suis partie. Mon amoureux ne m’a pas prise au sérieux puisque dans la réalité, celle que j’avais quittée, nous étions loin de mon appartement. J’ai appris ensuite qu’il n’avait vu mon absence qu’après avoir validé son ticket TCL. Il est ressorti pour me retrouver. Ne me voyant plus, il a pris le métro. Il n’avait aucun téléphone portable en ce temps là. De toute façon, il savait que j’avais oublié le mien sur la table du salon.
J’ai fini par comprendre que je ne connaissais pas le quartier dans lequel j’errais. J’aurais pu revenir sur mes pas. Après avoir hésité, j’ai stupidement persévéré, imaginant que j’étais sans doute à plus ou moins égale distance de la station de métro et de mon appartement. Je cherchais quelqu’un à qui demander mon chemin dans des rue désertes. Les gens devaient être chez des amis ou dans leur lit. Alors quand j’ai fini par croiser un type, je me suis précipitée vers lui. Il m’a répondu qu’il voyait où j’habitais, il allait m’accompagner, il avait justement un pote à voir là-bas, ça tombait bien dis donc.

Nous avons marché. De manière classique, j’ai dit comment je m’appelais et ce que je faisais dans la vie. J’ai précisé que mon amoureux devait être très inquiet à mon sujet. « On est presque arrivé », m’a dit l’inconnu, qui m’a sans doute révélé son prénom et son métier, mis à part que j’étais trop anxieuse pour l’écouter attentivement. Je savais que nous n’arrivions pas du tout. J’aurais dû reconnaître quelque chose autour de moi sinon. Je lui ai proposé : « ce qui serait super sympa de ta part, ce serait de m’appeler un taxi. Je te rembourse le coût de l’appel ». Alors il a mis sa main sous ma robe. Il essayait de faire glisser mes collants et ma culotte tout en se collant contre moi. Je me suis débattue en criant « non ! » Le mec m’a dit : « mais t’es tellement sexy avec ta robe blanche. » Et, venue de nulle part, a surgi la lame d’un couteau, contre ma peau. Je me suis enfuie. J’ai couru droit devant moi. Or la seule chose qu’il y avait devant moi, c’était une route. « Une autoroute », disais-je à mon amoureux, puis à Mai, le lendemain. Mais ça ne pouvait pas être une autoroute, alors je suppose que c’était une route. En tout cas, elle était bordée de barrières de sécurité et les voitures allaient très vite. Je me suis placée dessus. Pas en plein milieu quand même, juste assez dedans pour que le type ne me suive pas. Il m’a crié : « arrête ! Reviens ! Tu vas te faire écraser, je ne te veux aucun mal ! » Je lui ai répondu que je préférais me faire écraser que de le rejoindre. Je ne sais pas s’il est reparti. Je regardais devant moi pour être capable de m’écarter si un véhicule me fonçait dessus. Par miracle, un conducteur a freiné brutalement. « Heureusement pour lui qu’il n’y a pas de verglas », j’ai bêtement pensé, quand j’aurais dû me dire : « heureusement pour moi qu’il ne m’a pas écrasée. » La portière s’est ouverte et je suis montée.

« Qu’est-ce que vous foutez au milieu de la route ? », il m’a demandé, sans utiliser l’imparfait et même si ce n’était pas le milieu. J’ai répondu en sanglotant et en mélangeant tout. « Je ne comprends pas, vous parlez trop vite. » J’ai dit que je m’étais perdue, et j’habite dans les pentes de la Croix Rousse, là, vous savez, à côté du restaurant, est-ce que vous pourriez me ramener ? Je n’ai pas mentionné l’homme auquel j’avais échappé, ni le couteau. Le conducteur m’a rapidement expliqué que ce n’était pas prudent de ma part, en pleine nuit, avec cette petite robe blanche, mais sans insister. Il devait sentir que j’étais déjà terrifiée. Lui aussi, j’ai oublié ses traits et à peu près tout de ce qu’il m’a confié. J’étais angoissée parce que je me demandais si je ne m’étais pas sortie de l’étreinte d’un loup pour me jeter dans la gueule d’un autre. Quand ça commence mal, souvent, ça ne va pas en s’améliorant. Sa radio était allumée mais le volume était si bas que nous ne percevions qu’un léger crépitement. Il m’a raconté qu’il avait dû travailler cette nuit là quand les autres faisaient la fête et que ce n’était pas rigolo. Faire la fête n’est pas forcément rigolo non plus, me suis-je dit. Je crois aussi qu’il a mentionné des enfants en bas âge, sans être certaine de ne pas lui avoir inventé une vie en rêve ensuite. En tout cas, il m’a déposée exactement devant chez moi. Si j’étais croyante, je ferais une prière pour qu’il aille bien toutes les nuits depuis.

Mon amoureux m’a accueillie avec des traits tirés par l’anxiété. « Je suis désolée, j’ai été vraiment conne », j’ai avoué, avec l’impression que je l’avais répété trop souvent (mais je crois que je n’ai plus eu à le dire depuis). J’ai résumé ce qui s’était passé sans parler de la main sous ma robe ni du couteau, simplement d’un gros lourd qui avait prétendu vouloir m’aider alors qu’il souhaitait plutôt me sauter. Le reste, il l’a appris après, quand, sous l’empire de l’alcool, j’en ai reparlé avec des détails. Il ne m’a pas engueulée parce que je pleurais déjà. Ensuite, j’ai mis la robe blanche dans le panier à linge sale. Elle y est restée pendant 6 ans et les mite l’ont dédaignée. Au printemps 2015, je l’ai lavée avant de la réessayer, pour voir si je rentrais toujours dedans. C’était le cas. Alors je l’ai soigneusement pliée puis je l’ai mise dans un carton, en attendant de la revendre un de ces jours. C’est que lorsque je la vois, j’entends cet inconnu me dire tu es tellement sexy avec cette robe blanche. Même si je tiens le discours inverse, si j’affirme que chaque femme a le droit de s’habiller comme elle veut, je reste convaincue que cette robe était trop transparente et trop courte, assez provocante pour qu’un manteau rouge ne suffise pas à la cacher.

4 commentaires sur “La robe blanche et le couteau

    1. C’était il y a longtemps. J’avais essayé d’écrire ce texte après cette nuit-là, à plusieurs reprises, sans y parvenir. Je ne sais pas pourquoi j’y ai repensé en écoutant cette musique – je ne vois pas le rapport – mais une chose est quasiment sure : si j’ai pu l’écrire, très facilement en plus, c’est que je m’en suis remise.

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