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Avec un peu de chance, ce sera au moins un petit peu bien.

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Le froid est arrivé juste après l’appel « tous aux bistrots ! ». Je crois aux coïncidences mais je ne saurais dire si celle-ci était malvenue ou non. Depuis, entre deux nuits, le ciel a la blancheur de l’aube, comme si les journées se contentaient de commencer et de s’achever. J’aimerais tant distinguer un entre deux et pas seulement dans les cieux. Vendredi matin, j’avais prévu d’agir comme je l’avais annoncé jeudi soir.

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Et puis mon amoureux m’a annoncé que pour une fois, il ne pourrait pas amener notre fils à l’école. Dans la rue, ce  dernier avançait lentement en traînant des pieds, à cause de ses nouvelles bottes rouges à chats gris, un petit peu trop grandes pour lui. Elles n’était plus disponibles dans la taille idéale mais il les aimait tellement qu’il m’a affirmé qu’elles lui allaient « à la perfequion ». J’ai laissé faire. C’était quand même le seul modèle qui n’était pas bleu ou rose, avec des voitures ou des cœurs. Tout en l’attendant, je levais la tête vers les nombreux immeubles de part et d’autre du boulevard. Je n’ai vu qu’un seul étendard.
Pendant que nous patientions au passage piéton devant une route déserte (pour apprendre à mon fils à traverser au bon moment, je m’oblige à attendre alors que nous aurions largement le temps de passer), j’ai entendu parler un couple de personnes âgées. Ils étaient tout deux devant l’entrée d’une banque, l’air apeuré. La femme a ordonné à son mari :
« — C’est toi qui parle le premier !
— Non c’est toi ! Moi je ne sais pas quoi dire.
— Moi non plus justement.
— Tu parles mieux que moi.
— Non. Tu parles ! Toi ils t’écouteront mieux. »
Dans la vitrine, face à eux, des visages de papier souriants semblaient les inviter à se confier autour d’un café chaud.

Entre les murs de la salle de classe, mon petit garçon a réclamé cinq bisous et un câlin avant de me laisser partir. Peut-être n’était-ce pas uniquement à cause de la taille de ses bottes qu’il marchait avec tant de lenteur, tout à l’heure ? « C’est la dernière journée d’école et elle est courte le vendredi, après ce sera le week-end », lui ai-je soufflé.
La maîtresse m’a fait remarquer :
« — Il n’est pas très en forme en ce moment. Puisque vous ne travaillez pas, il serait peut-être mieux à la maison.
— Il a un rhume sans aucune fièvre. Vous le connaissez, vous savez qu’il n’acceptera pas de passer une journée dans un lit pour se reposer, à moins d’avoir une température supérieure à 39° (et encore). »
Ensuite, j’ai confirmé aux ATSEM qu’il mangeait à la cantine, non sans culpabilité. Plusieurs éléments me permettent de penser qu’il préférerait rentrer à la maison à midi et qu’il n’accepte de rester à l’école que pour me faire plaisir. Dans le même temps, en janvier, je devrai recommencer à travailler, chose impossible si je dois le récupérer à 11h, le ramener à 13h puis de nouveau à 15h30. La féministe en moi a beau m’expliquer que je n’ai pas de raisons de culpabiliser, elle ne s’exprime pas toujours assez fort. La prochaine fois, il faudra que je demande aux dames en blouse rose si, au moins, il s’alimente normalement pendant les repas. Je me rappelle que moi-même, certes plus grande, je me contentais souvent du yaourt ou de la portion de brie sans goût, la bonne cuisine de ma mère m’ayant donné de mauvaises habitudes.

Avant de rentrer, j’ai fait un détour par le marché. Le poissonnier m’a prévenue :
« — Attention mademoiselle, aujourd’hui je suis de mauvaise humeur.
— Ah…?
— Je dors très mal depuis deux semaines alors tout m’énerve, voyez ? Enfin bref. »
Suite à mon dernier article, je me suis souvenue d’autres allusions, parfois trop discrètes pour que l’inattentive que j’étais les saisisse. Pas seulement ce « malgré tout » ajouté à l’habituel « ça va ? » du coach de ma salle de sport. Lorsque j’étais allée acheter des pulls épais, par exemple, la vendeuse du magasin de vêtements pour enfants m’avait annoncé : « je vous offre des boules de Noël, ce n’est pas grand chose mais elles sont colorées. Ça mettra un peu de gaieté dans ce monde de brutalité. »  Elles étaient orange et turquoise, des teintes estivales apaisantes, en effet. Je me rappelle aussi de cet instant où la boulangère a tendu une sucette au petit « car ça réconforte, les sucreries, on a besoin de réconfort en ce moment ». J’aime ces attention discrètes et ces sous-entendus, alors que les commentaires que je lis en ligne sont souvent hystériques, d’amour de haine ou de colère, passionnels et impulsifs.

Je suis revenue dans mon appartement, là où je me sais en sécurité, paradoxalement. Le digicode de la porte extérieure est factice (mais constitue une dissuasion efficace : personne – et surtout pas les livreurs – ne pense à essayer de pousser la porte, laquelle s’ouvrirait sinon). Il n’y a qu’une seule serrure fine sur celle de mon appartement et nous oublions sans cesse d’y mettre une clé, habitués que nous sommes aux portes qui se verrouillent d’elles-mêmes quand on les claque. Les fenêtres de ma cuisine donnent sur le trottoir mais en dépit des conseils de nos parents, les volets restent ouverts. Néanmoins, je n’ai « rien à me reprocher ». C’est le discours classique que j’entendais au téléphone la semaine dernière, comme quoi de toute façon, si on n’a rien à se reprocher, l’état d’urgence ne pose pas de problème. C’est vrai que je n’ai ni nom arabe, ni religion musulmane, ni cannabis caché dans un tiroir, et même pas de voisin de pallier. En réalité, je ne crois pas que toutes ces personnes aient eu quelque chose de grave à se reprocher. Néanmoins, mon interlocuteur étant, encore, dans l’excès d’émotions, je me suis contentée de changer de sujet, afin que nous puissions discuter sans élever la voix.
En ce moment, je rêve de l’opposé de « l’urgence », mot qui n’a d’ailleurs pas d’antonyme dans les dictionnaires. Alors disons plutôt que je souhaiterais l’indolence – état d’une âme qui s’est mise au-dessus des passions, fait de ne pas provoquer de douleur, absence de passion – au moins entre deux chaos, ne serait-ce que par peur de perdre ma capacité de jugement. Plus personne ne semble freiner quoi que ce soit ces derniers temps, moi non plus certainement, et c’est angoissant. J’ai envie de journées qui ressemblent à des dimanche, de réveils peau contre peau, le palais assoiffé et la tête retournée par l’alcool, d’odeur de viennoiseries, de rues endormies (et non pas désertées), et de temps démesuré devant soi, sans contraintes, sans responsabilité.

En milieu d’après-midi, je suis tout de même partie retrouver mon enfant à l’école. Il m’a d’emblée annoncé :
« — à la cantine, j’ai mangé de la salade verte. C’était trop bon et trop chaud !
— De la salade verte trop chaude, t’es sûr ?
— Oui, de la salade verte qui était trop chaude.
— Bon… Alors ils font des innovations culinaires dans ta cantine. »
Une petite main qui m’échappe sous les gants de laine, le clap-clop des pieds dans les flaques – « je faisais tout le temps ça quand j’étais petite ! », s’exclame la jeune fille que nous croisons, elle rigole – un quignon de pain chaud tendu à la sortie de la boulangerie, les raclements des bottes contre le paillasson (et tiens j’ai encore oublié de fermer la porte à clé) plus tard, il veut savoir : « Dis « Junko »*, quel âge ont ces murs ? »
C’est sa question du moment. Mon fils passe par des cycles où il pose en boucle les mêmes questions. Actuellement, il veut connaître l’âge des objets et des gens. C’est d’ailleurs compliqué de lui expliquer que ça ne se fait pas, de demander à la dame inconnue devant nous à la caisse : « Quel âge tu as ? », surtout quand n’importe quel inconnu lui pose cette question (avant ou après « comment tu t’appelles ? »)

Je dois avoir cette information quelque part dans la pile de documents qui m’ont été remis à l’achat mais je ne sais plus trop. « En tout cas, ils sont vieux. Autrefois, des mineurs logeaient ici. Regarde cette ouverture, c’est par là qu’ils faisaient passer le charbon. Longtemps après, ces murs ont accueilli des joueuses de football, quand les Verts n’étaient déjà plus très glorieux. Il y a un tout petit pan d’histoire de cette ville ici. C’est sans doute pour cela que cette maison est aussi étrange et labyrinthique, à la fois moche et attirante : elle a du vécu. »
Un soir, à l’âge de 9 ans environ, j’étais assise à côté de ma mère. Elle s’était soudain mise à imaginer à haute voix le passé de notre maison bourgeoise, construite au XIXème. Elle inventait le quotidien d’une famille, dans cette chambre, dans le salon sous le parquet, à partir de ses connaissances d’historienne. Soudain, je l’avais interrompue : « arrête, c’est… C’est… C’est morbide ! » Ce n’était pas le bon adjectif, je n’avais que 9 ans. En fait, si je connaissais déjà la mort, j’avais mieux perçu, comment dire, le non-être ? Le principe selon lequel tout continuera sans toi et tu ne sauras jamais jusqu’où, jusqu’à quand. En dehors de la crainte des regrets à la dernière seconde, c’est ce qui me contrarie principalement avec ma propre mort, plus encore en sachant que tôt ou tard, mon petit homme vivra cet avenir sans moi.

Quelques minutes après, des miettes de farine au bout des doigts, l’enfant s’impatientait :
« — Mais ça y est ! Elle a fini de se reposer la pâte !
— Non, elle doit encore reposer. Je t’ai dit qu’elle serait prête quand la petite aiguille de l’horloge serait sur le 5 et la grande sur le 3. »
Et puis, nous l’avons transformée en parapluies et en étoiles, entre autres. Il est resté immobile devant le four pour voir les sablés devenir dorés, jusqu’à ce qu’apparaissent, par la fenêtre, un pan de ciel bleu et un rayon de soleil.
« — Maintenant qu’il fait beau, on peut aller au parc !
— C’est trop tard. Dans moins d’une demi-heure, il fera nuit. Mais demain, il y aura peut-être davantage d’éclaircies et nous sortirons.
— Alors on va faire comme ça, Junko. Et ce sera au moins un petit peu bien. »
Oui, espérons que les jours prochains soient au moins un petit peu bien.

* Depuis une dizaine de jours, l’enfant ne dit plus « maman » ni « papa », il nous appelle systématiquement par nos prénoms.

2 commentaires sur “Avec un peu de chance, ce sera au moins un petit peu bien.

  1. Cet enfant original aime les épinards ! (Si ça peut te rassurer, les plats insipides de la cantine me paraissaient merveilleux et exotiques face à la cuisine très élaborée et pleine de saveurs de la maison, du coup j’y finissais toujours mon assiette)

    1. C’est malin, ça ! Oui, c’est une hypothèse qui se tient. Je sais déjà qu’il aime les épinards mais il a pu ne pas les reconnaître. Si je regarde le menu du vendredi, je ne vois ni salade verte ni épinards (il est censé avoir eu des carottes râpées au citron, des quenelles sauce Mornay avec du chou-fleur braisé, de la tomme et une poire) mais bon.
      En fait, les premières fois où j’ai essayé de le mettre à la cantine, il m’a clairement dit qu’il préférait manger à la maison. J’ai ressorti l’argument : « — mais ça ne te plait pas de manger avec tes copains ? — Si maman ». Et le mois dernier encore, il m’a dit « moi je n’ai pas besoin de manger à la cantine » (copier-coller le dialogue précédent).
      Bon, quand je regarde les menus, j’ai l’impression que c’est meilleur que dans mes propres souvenirs. Tout est bio (à la maison je cuisine avec des produits bio, mais pas que) et les plats comme « ravioles au tofu » ou « salade de blé à l’italienne » me paraissent loin des coquillettes trop cuites ou du poisson pané tout mou de mon enfance / adolescence. En revanche, c’est super répétitif : les menus de la semaine sont toujours les mêmes. Bref, j’espère qu’il développera la même satisfaction que toi pour les plats insipides, hum.

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