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Après le 13 novembre 2015

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Non, ça n’aurait pas pu être moi, la victime. Pas seulement parce que je ne vis pas à Paris et que je ne sors quasiment jamais le soir depuis que j’ai un enfant. Les lieux ciblés, je ne les ai vus qu’une seule fois. J’y allais pour suivre mes amis quand je n’étais à Paris qu’en touriste. Je n’étais pas une habituée alors il aurait fallu une grande malchance pour que je sois précisément victime d’un attentat ce jour là. Elle existe, mais elle est statistiquement inexistante, si je puis dire. En général, je n’ai jamais envie de sortir. Pour des concerts, je me suis parfois forcée sans regretter ensuite d’y être allée, sans éprouver de manque non plus en ne m’y rendant plus.

J’aime picoler, fumer, faire la fête et écouter de la musique, mais dans l’intimité d’un appartement et avec peu de personnes. La foule, bruyante ou silencieuse, m’angoisse. J’ai l’impression de perdre mon identité, mes raisonnements, mes principes et mon libre arbitre lorsque je suis à l’intérieur d’elle. Je ne ressens pas le besoin de me recueillir avec autrui. Je préfère pleurer dans le noir ou derrière une porte close, avec moi-même. Peut-être est-ce une question d’éducation ? Mes parents m’interdisaient de me rendre aux enterrements de mes proches, je n’ai pas connu les repas de famille interminables chez moi et j’ai été élevée par des individualistes qui, dès mes premières années, me faisaient écouter des chansons avec des textes comme « Le pluriel ne vaut rien à l’homme et sitôt qu’on est plus de quatre on est une bande de cons », ou encore « je suis une bande de jeunes à moi tout seul ». Toujours est-il que je ressens de l’angoisse lorsque tous mes amis et contacts choisissent une photo de profil identique. D’abord je ne sais plus qui est qui, c’est perturbant. Ensuite, je me demande lequel d’entre eux a vraiment choisi ou s’est contenté d’imiter les autres. Enfin, pour mal résumer, je suis terrifiée par la pensée unique, les uniformes, tout ce qui m’évoque le totalitarisme finalement. Je comprends et accepte cette attitude, ne vous méprenez pas, je vous parle d’un sentiment qui m’est propre, qui peut donc être irrationnel et que je ne m’explique pas complètement moi-même.

Non, ça n’aurait pas pu être moi la victime, mais ça a été un ami, pas le mien, mais celui d’une personne très proche de moi. Certains savent qui parce que je l’ai tweeté sur le moment, sans réfléchir, de manière instinctive, alors que ladite personne ne souhaite pas que d’autres en soient informés pour ne pas avoir à entendre leurs condoléances, pour ne pas avoir à leur en parler, pour faire son deuil seule, parce qu’une personne très proche de moi ne peut que me ressembler. Je ne la connaissais pas cette victime, mais presque. On m’avait raconté une partie de son vécu, de son caractère et de ses propos. « Il faudra que je te la présente un jour ». Elle était jeune encore, en bonne santé, on ne pouvait pas prévoir. Enfin si, en réalité, on pouvait. Mais nous avons tous du mal à nous y faire n’est-ce pas, à cette réalité là ? J’imagine que dans un pays en guerre, personne n’entend des pétards quand les premiers coups de feu retentissent, nous si. Ils viennent de derrière nous en janvier ou en novembre, ils sont bruyants, mais nous pensons d’abord qu’il s’agit d’un bruit festif. Je suppose que nous apprendrons à développer d’autres réflexes à l’avenir et je ne peux pas m’en réjouir. C’est mieux d’imaginer un jeu plutôt qu’une arme, tellement plus naturel, meurtrier aussi. Alors oui, je répondais que ce serait bien de rencontrer cet homme qui n’est plus, et que de toute façon j’avais plein d’amis à voir à Paris. Plein et personne n’est mort pour l’instant, semble-t-il. Je n’ai pensé à prendre des nouvelles que des très anciens et de ceux avec lesquels j’ai réussi à maintenir un lien, sachant que je suis nulle pour maintenir des liens autres que virtuels (et même ceux-là…) J’ai un tempérament de solitaire. Je pense aux autres énormément, en rêve comme en routine quotidienne. Je suis celle qui se dit : « il faudrait que je l’appelle, j’espère sincèrement que tout se passe plutôt bien dans sa vie » mais qui préfère faire un câlin à son fils, se blottir contre son amoureux, mettre des écouteurs sur ses oreilles ou s’absorber dans un livre. Ne pas être complètement esseulée me demande un effort constant. Je ne saurais dire s’il s’agit d’un tempérament ou d’une habitude, si c’est malsain ou non, je le vis presque bien sauf lorsque je redécouvre la possibilité de leur disparition. Hier soir, j’ai téléphoné, envoyé des messages et pris des nouvelles. Je regrette qu’un memento mori soit nécessaire pour me faire réagir.

Non, ça n’aurait pas pu être moi la victime. Non, je ne fais pas partie de cette jeunesse parisienne. Et ce n’est pas uniquement parce qu’une personne que j’avais prévue de rencontrer et qui me paraissait attachante fait partie des défunts que je suis triste. Et oui, bien entendu, hélas, des centaines de gens meurent à cause de guerre ou d’attentats sans qu’on se mette à pleurer ou à passer des nuits blanches pour autant. Par ailleurs, je n’aime pas vivre à Paris plus de dix jours car c’est une ville anxiogène pour moi. Trop de monde et de bruit, on y revient encore. Et surtout, j’ai toujours considéré que naître en France ne m’apportait pas plus de valeur que n’importe qui né ailleurs. Le nationalisme et le patriotisme, je ne les comprends pas. Les drapeaux me font gerber, y compris s’ils sont noirs, pardon de vous l’avouer. Pourtant, ma gorge ne se desserre pas et je dois beaucoup cligner des cils pour éviter d’avoir les yeux rouges.

Lorsqu’il s’agissait de Charlie, je pouvais supposer que c’était ma culture, celle transmise par mes parents, et également le droit à la liberté d’expression que ces illuminés détruisaient. Là, je crois que ce n’est que de l’humanité. Ce sont ces visages qui défilent parmi les personnes disparues sur Twitter, jeunes et souriants souvent, visiblement talentueux parfois aussi. C’est l’identification à cette mère qui a offert un concert à son fils désormais décédé, comme mes parents l’ont fait pour moi, comme je pourrais le faire pour mon fils plus tard, ou à cet enfant orphelin dont on détruit en partie la vie, c’est ce dernier tweet d’un inconnu qui s’éclate dans un concert une demi-heure avant mourir (alors que je suis aussi hermétique qu’un produit avec la mention « ouverture facile » à ce type de musique)… Ce sont autant de personnes ayant des âges, des origines, des centres d’intérêt et un quotidien différent, avec pour seul point commun l’envie normale (j’accepte volontiers d’être considérée comme anormale sans en ressentir de fierté) de vouloir s’amuser en ville un vendredi soir. Elles ne symbolisent pas la France dans son ensemble, elles ne se résument pas à un drapeau bleu-blanc-rouge. Néanmoins, manifestez votre deuil et votre solidarité comme vous l’entendez. Cet après-midi, mon amoureux m’a lancé : « il y en a qui prient, mais qu’ils sont bêtes : ça ne sert à rien ! » J’ai beau être une athée convaincue, qu’ils prient si ça les soulage, leur recueillement ne provoquera aucune catastrophe de toute façon. En ce qui me concerne, je pleure seule en espérant seulement qu’après la tristesse, une forme de révolte naîtra, pas vis à vis des musulmans, des Roms et des immigrés, qui ont souvent la misère pour excuse, plutôt vis à vis de cette société et de ses dirigeants qui créent des déments dangereux.

Ce message a été écrit dans l’urgence, après avoir bu quelques bières pour ne rien arranger, et doit paraître naïf. C’est que comme je l’indiquais sur Twitter tout à l’heure :

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Je ne le supprime pas mais je l’éloigne.

6 commentaires sur “Après le 13 novembre 2015

  1. Chacun fait son deuil et vit les événements à sa façon, je crois que tu l’exprimes assez clairement dans ce post. Et je suis entièrement en phase avec ça.

    1. Merci de m’avoir comprise alors que mon discours était quelque peu brouillon, et que je ne réagis pas forcément comme la majeure partie des gens, de ceux qui font partie de mes contacts du moins. Oui, chacun doit vivre son deuil et ses événements à sa façon, tant que ça ne blesse personne dans la mesure du possible.

    1. J’ai été contente et soulagée de lire ton commentaire et ton message car oui, bien entendu, j’ai pensé à toi. Je t’imaginais très bien fréquentant ces lieux. Mais comme je n’avais plus de nouvelles de toi depuis plus de trois ans (ce n’est pas un reproche, comme je l’écrivais, je ne maintiens pas aisément les liens), je n’ai pas osé demander de tes nouvelles, surtout quand tous tes amis devaient le faire au même instant.

      J’ai l’impression, après coup, que mon texte est une grosse justification : je n’aurais pas pu être victime mais je compatis, je n’aime pas les drapeaux mais sachez que je vous comprends, il n’y a eu aucune victime parmi mes amis mais j’ai presque perdu quelqu’un quand même, Je n’appelle pas assez mes amis qui auraient pu mourir mais je les aime, je n’aime pas la religion mais je ne vous en veux pas de prier… C’est assez étrange et après avoir lu le dernier article de Titiou Lecoq – http://www.girlsandgeeks.com/2015/11/17/cetait-pas-moi/ – je crois qu’en fait c’était exactement ça : une culpabilité vis à vis des morts. Avant de la lire, j’avais simplement l’impression de passer à côté de ce que je souhaitais exprimer dans ce texte, parce que je n’arrivais pas à déterminer mon ressenti en dehors de la tristesse.

      Merci pour l’article que je n’avais pas lu (et pourtant, je croyais n’en avoir manqué aucun tant j’ai passé de foutues heures sur la page du Monde depuis vendredi soir).

      Je t’embrasse et prends soin de toi.

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