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De la beauté du dérisoire et autres (dés)illusions

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Lorsqu’il m’a demandé si j’en voulais, j’ai accepté immédiatement. Pourtant, je n’avais pas prévu d’en prendre, car le mot est assez sulfureux pour entraîner des hésitations. Il évoque d’emblée des chansons, des poèmes, des overdoses de stars, des sujets de romans, des images de film angoissantes… bref, des histoires qui se finissent systématiquement mal. Oui mais bon, juillet et août seront les mois de tous les excès n’est-ce pas ? Il faut clore cette décennie dans l’apothéose. Alors, j’ai dit “oui” naturellement, comme si on m’avait demandé “je te ressers un verre ?”. Seule une vague sensation d’irréalité (hé Junko, tu t’apprêtes à prendre de l’héroïne, tu t’en rends compte ?) m’a traversé lorsque j’ai inhalé la poudre brune. Il m’a prévenu : “normalement ça pique les narines”, alors j’ai confirmé “oui, ça pique”, l’air soulagé… Ce ton m’a amusé, comme si je me disais : c’est sensé provoquer des picotements, alors si c’est le cas tout va bien, en quelque sorte. (C’est mortel alors si tu en meurs, tout est normal aussi, petite idiote ? ai-je ajouté intérieurement).
Ensuite, cette situation m’en a évoqué d’autres… Je me suis souvenue du jour où L. m’avait donné mon premier petit cachet magique, à Londres. Elle m’avait expliqué : “tu vas ressentir des fourmillements et de l’anxiété, ton cœur va s’accélérer, tu vas te crisper, tu peux aussi somnoler un peu – ça dépend des pilules – mais quand la montée sera achevée, tu seras bien. Si jamais tu te sens mal, tu te mets dans un endroit froid, ça fait redescendre ; si tu veux prolonger les effets, cherche les zones de chaleurs au contraire”. Quelle que soit la drogue, il y a toujours quelqu’un pour gérer la distribution (comme il a fait les lignes et roulé des cylindres de papier), et me fournir en partie le mode d’emploi. Bizarrement, je n’ai jamais joué ce rôle.

Le garçon qui plane à mes côtés maintenant est la première personne que j’ai rencontrée à Lyon, quelques jours après mon arrivée. C’était à La Fée Verte, bar dans lequel je ne suis plus allée depuis plusieurs années. Ce soir là, j’étais accompagnée d’une “amie” aixoise (enfin, je croyais qu’il s’agissait d’une amie, car l’amitié est un sentiment qui peut entraîner une certaine cécité). Nous étions venues pour boire de l’absinthe, j’en ingérais pour la première fois. Mon amoureux n’avait pas encore sa collection de véritables absinthes, celles qui ne se trouvent ni dans les bars, ni dans les supermarchés, celles qui arrivent tous les mois dans des cartons marrons estampillés “fragile” et qu’il faut extraire délicatement d’une montagne de polystyrène. De toute façon, je ne le connaissais pas encore, ou si peu, mon amoureux qui allait remplir mon existence petit à petit, prochainement. En tout cas, j’étais joyeuse devant ma pseudo-absinthe, étourdie par le début d’une nouvelle vie.
J’ai chuchoté à ma copine : “il y a deux mecs qui nous regardent derrière toi”. Elle s’est retournée pour leur faire une grimace. Après des salutations grimacières courtoises à distance, ils ont rejoint notre table. L’un deux nous a raconté : “on discutait justement de la difficulté à faire des rencontres, à parler aux inconnus, même dans les bars. On pourrait avoir des conversations intéressantes, or on s’observe de loin comme des cons”. Ce n’était pas tout à fait faux en l’occurrence, néanmoins je continue à rester essentiellement spectatrice d’autrui dans les bars, spectatrice dans l’ensemble d’ailleurs.
A la fermeture de la Fée Verte, il était trop tard pour le dernier métro, trop tôt pour le premier métro suivant, et les Vélov n’existaient pas encore, mais nous voulions prolonger la soirée. L’un de nos nouveaux amis nous a proposé d’aller chez lui. “C’est loin ?” “C’est assez loin, mais si on parle en même temps, on ne verra pas le temps passer”.
Je découvrais toutes les rues que nous traversions et je les trouvais belles, en partie grâce au contexte (l’ivresse, l’irréalité de cette marche vers un endroit inconnu avec des individus quasi étrangers), en partie parce que je souhaitais aimer cette ville autant que j’avais détesté la précédente. Le chemin me serait familier aujourd’hui et j’y prêterais sans doute moins d’attention.
L’appartement était agréable, notre hôte avait une jolie collection de vinyles, la musique s’accordait parfaitement à l’atmosphère, l’alcool remplissait nos verres et les cendriers débordaient, tandis que nous discutions de tout, de rien, surtout de tout. J’avais bêtement parlé de mon blog (et dû expliquer ce qu’était un blog, situation rare de nos jours hélas)… que je fermerai quarante huit heures plus tard. Durant cette soirée, j’ai essayé de persuader mon amie de repousser son départ (prévu le lendemain), mais elle a affirmé : “de toute façon je reviendrai”, puis elle leur a prédit : “on se reverra”. Elle n’est jamais revenue et j’ai perdu le contact avec elle, comme le garçon qui plane à mes côtés a perdu le contact avec son ami depuis.

Nous avons une relation étrange, le garçon qui plane à mes côtés et moi. Par le passé, nous avons échangé des baisers, nous avons dormi l’un contre l’autre, mais nous n’avons jamais réussi à être ensemble, et aucun “je t’aime” n’a été échangé. Même aujourd’hui, j’ignore si nous aurions pu nous aimer ou non, ce qu’il manquait exactement, s’il y a quoi que ce soit à regretter dans ce non-évènement, mais la question ne se pose plus depuis deux ou trois ans. Je n’ai pas oublié le vinyle de Nico qu’il a déposé dans la boite aux lettres de mon premier appartement, ni la violence dont il a fait preuve un soir en tabassant la porte, ni sa méchanceté alors que je touchais le fond du chagrin amoureux, ni… Et pourtant, nous ne nous sommes pas vu souvent. Tant de souvenirs pour si peu de rendez-vous, c’est plutôt étrange. Deux, trois ou quatre fois par ans, il sonne chez moi en apportant de la bière et souvent de la drogue (de l’herbe ou de la cocaïne d’habitude) ; on boit, on fume, on bavarde, jusqu’au lendemain. J’aime cette liberté, le fait de pouvoir dormir dans le même lit que lui sans qu’il y ait le moindre contact, la possibilité de parler de tout, cette relation qui n’est plus empoisonnée par une quelconque séduction, l’éventuelle attirance passée que nous avons su étouffer. Rien de ceci n’était prévisible dans ce bar, six ans auparavant, au contraire.

J’aimerais savoir jusqu’à quel point elle a changé, la fille qui s’était assise sur la banquette de la Fée Verte, par rapport à celle qui se vautre sur ce canapé rouge cette nuit. La première, maigrichonne, avait les cheveux au carré noirs avec des mèches synthétiques violettes, un maquillage charbonneux sous sa frange, et couvrait ses vestes de badges ; elle détestait le vin rouge, buvait essentiellement de la bière ou de la vodka-orangina rouge, ne parvenait pas à tomber amoureuse, ne savait pas quel métier exercer, et tapissait son 20 m2 d’affiches d’Anna Karina, de Pulp et de Marilyn. La seconde n’a pas de frange et des cheveux longs assez clairs, se maquille très peu, écrit ses textes en buvant du vin rouge, carbure à tous les alcools car qu’importe le flacon etc., est amoureuse depuis plusieurs années, s’imagine bibliothécaire jusqu’à l’âge de la retraite ou presque, vit dans un 55 m2 aux murs blancs… et reprend de l’héro à trois heures du matin avec son plus ancien ami lyonnais.
Quelque chose m’échappe entre ces deux situations, comme si les changements s’étaient produits dans les angles morts de ma vision. En tout cas, dans chacune de ces deux “Junko”, il reste quelque chose de haïssable… que la future moi effacera peut-être ? Si seulement…

Parce que la drogue me donne la nausée, je décide de prendre l’air en m’asseyant au bord de la fenêtre du salon. Puis je m’aperçois que cet acte devient un réflexe cette semaine. Enfin, j’aime passer des heures au bord d’une fenêtre en général, mais d’habitude je m’installe sur celle de la mezzanine quand je suis seule. Il n’y a pourtant pas grand chose à contempler sur ce bout d’escalier au milieu de la nuit. De plus, il est impossible de s’asseoir confortablement à deux à cet endroit là, donc cela oblige mon invité à être distant. Je souhaite probablement m’extraire partiellement d’une pièce et d’une situation ainsi, plus ou moins consciemment.
Il est 5 heures 50 du matin, mon ami se lève pour partir et me recommande : “fais gaffe à ne pas tomber de la fenêtre”. Je réponds : “ne t’en fais pas, je finis ma cigarette et je vais me coucher”. Pour lutter contre la sensation – agréable mais dangereuse dans cette posture – de sombrer dans l’inconscience, j’ouvre grand les yeux sur l’aurore. Alors, je suis prise d’un sentiment d’extase devant ce modeste pan de ciel tout à fait commun. A cet instant, j’ai la certitude d’assister à quelque chose de sublime que personne d’autre ne voit. Dans un dernier accès de lucidité, je comprends que c’est cela que je recherche de manière primordiale en prenant des drogues, quelle que soit la substance illicite absorbée… Non pas (seulement) la satisfaction, la confiance en soi, les désinhibitions, les hallucinations, etc. mais la beauté du dérisoire, sans savoir si celle-ci n’est qu’une illusion chimique, ou si elle existe réellement sans que je sois capable de la distinguer le reste du temps. C’est stupide mais c’est extraordinaire, d’être extatique devant l’ordinaire, transportée par la lumière naissante d’un jour identique à des milliers d’autres, dans une rue anodine dépourvue du moindre charme.

Je rejoins mes draps pour plonger un sommeil particulier, tour à tour léger et profond, dont je ne sors mollement que pour appuyer sur les boutons du ventilateur, puisque mon corps a décidé de changer brutalement de température au fil des heures. Lorsque je me lève enfin, tard dans l’après-midi, je trouve son message sur mon répondeur : “je suppose que tu dors mais je voulais vérifier que tout allait bien, que tu ne t’étais pas étouffée dans ton vomi en dormant ou un accident de ce genre”. Je suis touchée par cette attention. Je le rassure : “j’ai survécu”, non sans penser de toute façon, je survis toujours à tout.
Entre temps, le beau ciel du matin est devenu menaçant. Je découvre la pluie avec stupéfaction, comme s’il s’était écoulé plusieurs semaines entre l’éclat matinal et la noirceur présente. Ensuite, dans mon journal papier, j’écris : “23 juillet 2010 : prise d’héroïne”, uniquement pour mémoriser la date de l’expérience. Finalement, je réfléchis à toutes mes premières fois, et j’en conclus qu’il ne me reste plus grand chose à découvrir dans cette vie. Il est sans doute temps que j’apprenne à me contenter d’aimer ce qui a été vécu, au lieu de chercher encore et toujours ce qu’il me reste d’inédit à vivre.

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