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“ll voyait en permanence un visage qui lui faisait face, flanqué de deux autres – un de chaque côté. Il comprit alors d’où lui venait cette impression de manque, cette tristesse qui sous-tendait toute chose, chaque phénomène depuis toujours : impossible de tout embrasser simultanément”*

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Il m’a demandé ce que je regardais comme ça sans rien faire, j’ai répondu “toi”, alors il a affiché son sourire mi-gêné mi-ravi, celui du garçon qui se demande ce que je peux lui trouver. D’ailleurs il le dit souvent, en se brossant les dents face à la glace “qu’est-ce que tu fais avec un mec aussi moche ?”, comme si j’étais belle.

Cependant il se trompait : je ne le regardais pas pour l’admirer. Je n’avais pas non plus le regard émerveillé et reconnaissant d’après l’orgasme. J’essayais simplement de le retenir entièrement pour l’incruster dans mes prunelle, du contour au détail, de la forme de ses épaules à l’ombre de ses cils sur ses pommettes, de sa façon de se tenir à la totalité de ses expressions, sans oublier ses imperfections, y compris voire surtout celles que je suis la seule à connaître.

En fait je repensais à cette lointaine après-midi où, tout en le caressant, les yeux fermés et les narines dans le creux de son épaule, je lui disais : “comme ça, si un jour je suis aveugle, je te reconnaîtrais. Je te reconnaîtrais même s’il ne me restait plus que le toucher ou l’odorat. Si je n’avais que l’ouïe ce serait encore plus facile. Ta voix moqueuse, grave, douce, ironique, en colère, en larmes… Je l’ai déjà entendue dans tous ses états.” J’y croyais à cet instant là. Le soleil traversait nos jambes nues sous le velux et les draps s’éparpillaient sur la moquette, je m’en rappelle.

J’ai mémorisé tous les décors, comme autant de pièces de notre histoire. Avant d’entasser ses affaires chez moi, il m’avait dit “il faut dire adieu à mon appartement, tu le vois pour la dernière fois”. Dans sa chambre, j’ai revu le tout premier contact, lorsque je sirotais un Russe Blanc en écoutant la rue. Ses doigts dévalaient mes bras, des épaules à l’intérieur des poignets, là où la peau est fine et bleutée ; c’était une caresse banale, pourtant le désir naissait déjà, sous mes vêtements, malgré mon air indifférent. Je n’ai pas oublié pour autant ces longues heures pendant lesquelles nos dos se regardaient, de part et d’autre du lit, quand chacun essayait de trouver le sommeil sans y parvenir. Nos respirations faussement régulières accentuaient la tension de ce silence nocturne. A mesure que nos mots se coinçaient dans nos gorges serrées, je sentais l’écart s’agrandir entre nous, comme si le matelas s’élargissait, malgré le frôlement de nos corps.

J’ai traversé le bureau de nos séances cinéma, refermé la fenêtre contre laquelle nous avons fait l’amour face aux voisins qui ne distinguaient que nos bustes recouverts de tee-shirts et pas nos postérieurs dénudés, fixé le plafond qui a absorbé ses hurlements le soir où, avec une rage empreinte de culpabilité, il se cognait la tête contre le mur…

En tournant la clé dans la serrure pour la dernière fois, il remarquait “tu n’as pas dit adieu à l’appartement”. Mais si, à ma manière, silencieusement, pudiquement. Au fond, c’était parfaitement inutile, j’habiterai toujours un petit peu dans ces murs, même en n’y étant pas physiquement. Je peux rester immobile dans mon salon jusqu’à ma mort, tout en vivant dans un labyrinthe de murs et de villes.

Même si je quittais Lyon, j’aurais encore un petit peu envie de mourir en me souvenant de son regard décidé malgré l’éclairage tremblotant du lampadaire quand, entre deux massifs de fleurs du Jardin des Plantes, à quelques mètres d’ici, il m’a affirmé : “oui j’en ai marre de toi, l’amour ne suffit pas…”

Je n’y suis plus allée depuis 5 ans, pourtant il me serait facile de dessiner la chambre de l’hôpital d’Aix-en-Provence. J’ai contemplé les barreaux des fenêtres et le sol maculé de taches suspectes avec une telle intensité, pendant que la perfusion me trouait le bras. Néanmoins, je ne distingue plus du tout les traits de cette femme qui sanglotait “je n’ai plus personne alors à quoi ça me sert de vivre hein ? A quoi ça sert ?”

Je n’ai en tête qu’un nombre incalculable de photographies dépourvues de détails. Sur certaines, une petite bulle indique ce que le personnage flou déclare, mais l’ensemble reste incohérent. Tous ces dialogues et toutes ces sensations que le temps a altérés, jusqu’à faire de mon passé une succession de romans-photos… Seule une violente envie de rire, de pleurer, de vivre, ou de crever, en le feuilletant malgré moi me permet de savoir ce que j’éprouvais.

Je sais maintenant, qu’un an après avoir cru qu’il me serait impossible d’oublier son corps, je ne reconnaissais pas sa voix en lui téléphonant ; son odeur s’était effacée dans les lessives successives. Après m’être débarrassée de nos photos, son visage était aussi imprécis qu’un portrait robot, grossier, dépourvu d’humanité.

De toute façon, même si j’essayais de toutes mes forces d’inscrire en moi ce qu’il est, ici, maintenant, jusqu’à la fusion de nos êtres, il resterait des zones d’ombre, des pensées auxquelles je n’aurais jamais accès, d’autres qu’il a lui-même oubliées, et puis des parties de son corps que je ne peux présentement pas voir, puisqu’il est aussi impossible de tout visualiser que de distinguer simultanément les deux faces de la lune.

Même si je parvenais à le graver jusqu’au creux de mes os, afin de le rendre inoubliable au cas où je le perdrais (sous la terre, dans une urne, dans la lassitude, ou dans les bras d’un(e) autre), ceux-ci finiraient par s’effriter ou par se consumer, en admettant que la vieillesse ne me fasse pas perdre auparavant la vue, l’ouïe, l’odorat, la mémoire…

En fin de compte, il ne me restera que cette sensation paradoxale d’être vide, car habitée d’angles morts, de spectres partiellement invisibles. Tôt ou tard, reviendra ce sentiment d’être amputée de ce qui a été, tout en gardant l’impression d’être envahie de membres fantômes. Alors encore et encore, je le contemple, l’étreins, use de tous mes sens pour que la perfection de l’instant présent s’immisce profondément dans ma mémoire, pour que son parfum s’accroche à mes cheveux et à ma chair, jusqu’à ce que ceux-ci soient flétris. Il n’y a rien d’autre à faire n’est-ce pas ?

Il saisit finalement le sens de mon regard, puisqu’il me demande “ça ne va pas ? Tu as l’air triste…” J’aimerais bien répondre “non, simplement résignée”, mais ce serait faux. Je ne parviens pas à me résigner.

* j’ai déjà utilisé ce titre, mais il est plus adapté à ce texte-ci. Extrait de Dieu, le temps, les hommes et les anges de Olga Tokarczuk.

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