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Où je tente d’écrire une critique littéraire

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[Attention, lecteur à la recherche des descriptions de ma vie quotidienne, passe ton chemin. Cette note est intégralement dédiée au livre d’Olga Tokarczuk – Dieu, le temps, les hommes et les anges]

L’histoire se déroule dans le village d’Antan, en Pologne. Antan est situé au milieu de l’univers, c’est le cœur du monde, le cœur des hommes et le cœur de l’Histoire. Chaque chapitre de ce livre s’intitule “le temps” : “le temps de Ruth”, “le temps d’Isidore” et de tous les personnages essentiels du roman, mais aussi “le temps du moulin à café”, car la vie à Antan est ponctuée par le temps : d’aimer, de souffrir et de mourir. Etres humains, animaux, objets, créatures mythiques… tous s’entrecroisent et sont dotés d’une pensée propre, chacun interagit avec l’autre, puisque les objets et les animaux perçoivent les sentiments humains, les murs comme les plantes influencent les hommes qui s’en approchent, et ainsi de suite. Durant les premiers chapitres, l’existence à Antan n’a pas l’air différente de n’importe quel petit village de campagne, mais progressivement les évènements deviennent de plus en plus étranges et dramatiques. Un homme se transforme en bête, les âmes des morts se croient vivantes, la folie guette les personnages, les violences se multiplient en même temps que les guerres éclatent. Certains habitants quittent Antan mais, paraît-il, ils ne s’en échappent pas vraiment. Lorsqu’ils s’approchent de la frontière du village, ils s’immobilisent et restent ainsi jusqu’au moment de leur réveil. Alors ils reviennent en prenant leurs rêves pour des souvenirs réels. A moins qu’ils ne soient vraiment partis, mais peut-on réellement quitter le village où “tout commence et tout finit” ? Dans certains lieux précis d’Antan, le temps change de forme, il s’allonge ou il se retrécit, parfois il envoie des objets venus d’on ne sait où : mèches de cheveux, plantes, bout de tissu… Le lecteur comme nombre des personnages d’ailleurs, en vient à se demander qui décide du destin d’Antan.

La Glaneuse semble être l’un des personnages clé du roman. Comme Lilith, la glaneuse refuse de s’allonger sur le dos pendant l’acte sexuel, elle domine l’homme, toujours impertinente et provocante. Un peu sorcière, elle prédit l’avenir, concocte des potions à base de plante, et connaît les secrets d’Antan. La Glaneuse en vieillissant consentira à se mettre sur le dos lorsqu’un arbre ou une bête lui fait l’amour. La Glaneuse n’est pas vraiment humaine, tous ceux qui croisent son regard se le disent. En fait elle est intimement liée à la terre, alors c’est par elle que le lecteur apprend tout ce qui fait d’Antan un village insolite. Il y a aussi une petite fille joyeuse qui deviendra une vieille femme désespérée ; un homme que tous croient stupide alors qu’il est très intelligent, peut-être est-ce ce qui le perdra d’ailleurs ; un arriviste décidé à être le plus intelligent et le plus riche pour s’extirper de sa famille paysanne ; un vieil homme qui passe sa vie sur un toit à fumer des cigarettes en rêvant voluptueusement au malheur des autres…, et puis leurs enfants, leurs frères, leurs sœurs, tout ce qui se prolonge à travers eux dans le temps.
Autre figure clé du roman, un mystérieux Jeu (toujours avec une majuscule dans le livre) en forme de labyrinthe. Ce Jeu est censé représenter les huit mondes créés par Dieu. On y apprend que Dieu a été créé, il s’est réveillé dans la lumière. “Innommé, incompréhensible par sa propre raison, Il souhaita se connaître. Lorsqu’il se regarda pour la première fois, le Verbe fut prononcé et il Lui sembla que la connaissance consistait à nommer. Et voici que le Verbe roule de sa bouche et se brise en mille fragments qui deviennent la semence des mondes. Etudiant le reflet que lui renvoient ces mondes, Il se connaît de manière de plus en plus parfaite et puisque cette connaissance L’enrichit, elle enrichit les mondes.” “Quant l’homme paraît, Dieu a une illumination, pour la première fois Il apprend à nommer en Lui-même cette ligne ténue qui sépare le jour de la nuit (…) Dés lors, Il s’observe par les yeux des hommes”. “Qui suis-Je se demande-t-Il. Ai-Je créé les hommes ou les hommes m’ont-ils créé ?” Les 8 mondes ont été créés dans des circonstances différentes, tous sont liés au temps, tous ont leurs caractéristiques et leurs devenir. Ce Jeu est un “plan de fuite qui commence au centre du labyrinthe (Antan). Le but est de traverser toutes les zones et de se libérer des huit mondes”. Est-ce que le Châtelain qui y joue agit sur le destin d’Antan ? Cette idée vient instantanément au lecteur, mais rien ne lui permet d’en être certain.

C’est un livre, euh, métaphysique ? Le terme peut paraître pompeux à propos de ce roman mais il n’est pas si mauvais. D’une certaine façon, tous les personnages se demandent d’où ils viennent, où ils iront, si le Créateur existe, s’Il est responsable du mal, etc. Pour certains, comprendre est une obsession, une idée fixe, qui les isole jusqu’à la folie. C’est aussi un portrait de l’homme en soi, avec ses bonheurs et ses peines, ses vertus et ses vices. L’auteur n’use pas de longues descriptions, et ne s’éternise pas non plus sur les sentiments de ses personnages et pourtant, à travers ses phrases courtes, l’émotion se propage naturellement au lecteur. “Une plume d’une fraicheur peu commune” dit la page de couverture, un terme qui ne signifie pas grand-chose. Qu’est-ce qu’une plume fraiche ? Je dirais plutôt qu’elle est vraie, parfois imparfaite d’un point de vue purement stylistique, mais elle est crédible. Il fallait qu’elle le soit pour réussir à entraîner le lecteur dans un tel labyrinthe sans jamais perdre ni son attention, ni son besoin irrépressible de tourner la page. Quelques dialogues suffisent à créer une atmosphère ou une personnalité, cinq lignes introspectives permettent au lecteur de se faire une image du personnage. Et les nombreuses “explications” aux grandes questions philosophiques classiques, pourraient être des sujets de dissertation. Ce roman est difficile à lâcher… Quand je sortais du bus, j’en arrivais à le lire jusqu’à mon lieu de travail, en marchant, comportement qui ne fait vraiment pas partie de mes habitudes. Une légère tristesse m’a saisi en le refermant, la sensation que “tout est vain”. Cela dit, il n’y a pas besoin de lire ce livre pour la ressentir. Il y a seulement des miroirs que j’essaie de fuir d’habitude, et le temps fait partie des concepts auxquels j’évite de penser, parce que ça me donne toujours le vertige. Enfin, je n’ai jamais vraiment connu de vertige mais je le conçois comme la tête qui tourne un peu, la fragilité, la sensation de tomber… Sensations également éprouvées par les personnages, d’ailleurs. Bref, tout cela commence à devenir trop long. De toute façon, mon principal objectif était de donner envie de lire ce livre, et probablement de garder à l’esprit les raisons pour lesquels je le relirai.

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