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le 14 février 2007 entre 18 h 32 et 19 h 33 environ

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Le soir de la Saint-Valentin, je suis entrée chez un fleuriste pour recevoir un colis. La pièce était minuscule et encombrée, pleine d’angelots suspendus, des torrents miniatures sortaient de la bouche d’animaux en pierre… Etrangement, ce n’était pas fatigant à contempler. Chacun des éléments pris séparément m’aurait semblé grotesque, mais l’ensemble était agréable, chaleureusement douillet, dans une odeur de jasmin et de sucre. La lumière y était très douce, d’ailleurs j’avais commencé par écrire “la pièce ensoleillée” avant de me rappeler des ruelles nocturnes traversées auparavant. Devant moi, un homme attendait que la fleuriste ait fini d’envelopper les roses qu’il venait d’acheter. Il y en avait de différentes couleurs, du rouge vif à une teinte aussi tendrement pâle que la chair. Elles étaient toutes petites, à peine écloses, très différentes des grosses roses qui s’étalent largement devant la bibliothèque. Mes voisines quotidiennes sont rondement épanouies, elles s’imposent voluptueusement. Celles-ci étaient discrètes, timidement ouvertes. La fleuriste devait accomplir ce rituel toute la journée : couper des tiges et des épines, les aligner, les envelopper de plastique transparent, refermer les bords et entourer l’ensemble d’un ruban. Une série d’actions toujours dans le même ordre, comme une caissière passe des produits sous une douchette, comme une ouvrière empile des boîtes dans une usine… Pourtant ses gestes étaient touchants… La délicatesse de ses longs doigts autour des pétales, la façon dont la tige se courbait à peine, la manière de les disposer en veillant à alterner les couleurs, le froissement de la protection savamment pliée tout autour… J’avais l’impression d’assister au travail d’une artiste. Je me suis demandée si les fleurs étaient responsables de mon attendrissement, ou bien si tout objet devenait agréable à regarder entre les mains de cette femme. Maintenant, en y repensant, je suis incapable de lui associer un visage, je ne saurais pas dire son âge, la couleur de ses cheveux, étaient-ils longs, était-elle plutôt mince ou grosse, que portait-elle… Toutes ces choses que d’habitude j’observe attentivement. En revanche, je me rappelle parfaitement de sa peau claire parsemée de taches de rousseur, des doigts graciles aux ongles brillants et impeccablement manucurés… Seules ses mains me sont restées en mémoire…
Ensuite mon attention s’est portée sur l’homme. Vraisemblablement ses roses allaient s’acheminer vers sa Valentine… S’y attendait-elle? Avait-elle préparé quelque chose pour lui? A quoi ressemblait-elle? comment allaient-ils passer cette soirée?… Le colis que je venais chercher contenait de la lingerie, plutôt affriolante, et soudain ma présence ici et maintenant m’a semblé absurde et un peu triste. D’avoir commandé ces morceaux de dentelle le jour de la Saint-Valentin (je n’avais pas consciemment pensé à la date) pour passer ma soirée toute seule, et de les attendre derrière un homme amoureux, entre des fleurs et des cupidons lascivement pendus aux murs… Quand il est sorti, j’ai été tentée de le suivre, peut-être pour savoir quelle était l’heureuse élue qui recevrait ce cadeau. Elle ne saurait pas la tendresse avec laquelle les roses avaient été maniées, la beauté apaisante de cette scène, pas plus que le prix exorbitant que son Valentin avait payé pour quelques brins d’herbe et de jolies couleurs. Sans ses détails, seraient-elles toutes aussi précieuses à ses yeux? Elle pourrait tout aussi bien ne pas être amoureuse de lui, ou détester les fleurs, ça ou son contraire, et bref : il est allé à gauche et moi à droite.
En réalité j’aurais dû aller en face, mais j’avais envie de passer par une rue inconnue. Je me suis retrouvée dans une ruelle très sombre. Je n’avais jamais saisi à ce point la justesse de l’expression “coupe-gorge”. Je pouvais facilement imaginer l’agreseur surgir d’un recoin obscur et presser une lame brillante sur ma pomme d’Adam, l’asphyxie, les picottements de la coupure, le filet de sang… J’y pensais sans effroi car il était évident que ce minuscule creux entre deux murs n’était plus utilisé depuis longtemps, à part comme pissautière d’après les effluves aigres qui flottaient autour de moi. Sans savoir pourquoi, j’ai sélectionné le premier album de Placebo dans mon baladeur, je ne l’avais plus écouté depuis quelques années. J’ai immédiatement replongé dans des souvenirs d’adolescence, qu’est-ce que j’avais pu écouter ce disque en boucle à une lointaine époque… Toute à ma nostalgie, en chantonnant “I know, the past will catch you up as you run faster”, j’ai traversé un passage piéton sans faire attention. J’étais dans mon disque, la conductrice était dans une carte routière étalée sur son volant, elle a freiné de toutes ses forces avant de me fixer avec un regard égaré, la bouche grande ouverte. Sa peur et sa surprise étaient tellement visibles que j’en ai souri, un sourire poli comme lorsque quelqu’un vous bouscule et s’excuse, “c’est pas grave, ne vous mettez pas dans un état pareil, vous avez juste manqué me tuer, n’en faisons pas un drame”. Mon flegme m’a amusée. Si j’étais morte écrasée, j’aurais sans doute eu sur le visage un air lointain – quelque part entre le lycée et l’université – et vaguement étonné – oh une voiture m’a heurtée et je meurs – une mort ridicule mais sans doute pas trop désagréable…
Cette pensée m’a rappelée le décès de mon grand oncle. Il avait joué à la pétanque au soleil toute l’après-midi, avec la famille et quelques vieux du village. Il s’est assis sur la balancelle, ses cheveux blancs ondulaient sous le mistral, la terrasse sentait le romarin et la poussière du sol provençal raclé par le vent. Il a dit “vé, sers-moi un pastis” ; il en a bu une gorgée ; il a reposé le verre ; il a dit “ah qu’est-ce qu’on est bien !” avec un profond soupir de contentement ; il a fermé les yeux. Il ne les a jamais rouvert, il venait d’avoir une crise cardiaque. Dans la surprise, la prise de conscience, l’affolement puis enfin le désespoir des gens, moi je fixais ce verre qu’il ne boirait jamais. C’était la seule chose à laquelle je pensais, d’autant plus obsédante que j’avais conscience qu’elle n’était pas adaptée à la situation : “il ne boira jamais ce verre”. J’avais envie de le verser dans sa bouche, comme s’il allait soudainement se mettre à avaler et rouvrir les yeux. Personne ne se souciait du verre. Les glaçons ont tous fondu, l’odeur de l’anis est devenue de plus en plus acidulée, le liquide s’est bizarrement dissocié au soleil, un insecte est venu s’y noyer. Plus tard, les gens ont dit “il a vraiment eu une belle mort, il était heureux et il ne s’est rendu compte de rien”. Et machinalement, je répondais dans ma tête “mais il n’a jamais fini son verre”…

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