Au début, ce n’était rien de plus que de la lassitude. Elle avait encore passé la journée à pleurer, blottie sur son lit, toujours assise exactement au même endroit, à tel point que le matelas était déformé. Comme d’habitude, elle avait essayé de lire, mais les mots passaient dans sa tête comme des lettres séparées les unes des autres, ils ne laissaient aucune empreinte, ces histoires ne voulaient pas d’elle. La seule chanson qu’elle supportait c’était la reprise de ” Mad World ” par Gary Jules, alors elle en avait fait un CD de 80 minutes, et ça repassait, doux et lancinant, comme les rasoirs qu’elle avait tenté d’imprimer sur sa peau, au dessus de la bassine d’eau. Mais la lame ne coupait pas suffisamment, et elle s’était lassée d’essayer d’agrandir les traits trop fins qui restaient trop loin des veines bleutées. Il y avait ces livres de cours entassés depuis des semaines, comment les comprendre lorsque même les romans étaient devenus obscurs. Autrefois, elle n’avait que quatre refuges : la lecture, l’écriture, la musique, l’imaginaire. Mais pour y accéder, encore fallait-il ” décrocher ” de la réalité, interrompre le cours des pensées morbides. Même l’écriture n’était plus un exutoire, puisqu’elle même ne savait pas ce qu’elle ressentait ou les raisons de ses larmes. La musique ne l’accompagnait que comme un requiem, chaque parole la ramenait à des souvenirs passés dont elle amplifiait malgré elle les mauvais côtés. Quant à l’imaginaire, il n’a plus beaucoup d’utilité quand il n’y a plus ni envie ni désir, ni rêve à accomplir. Elle s’est dit que ce serait pareil le lendemain, le jour d’après, et le surlendemain, et ainsi de suite. Cette pensée lui était insoutenable. Le seul moyen de ne pas avoir à supporter tout ce qui suivrait, c’était la disparition. Alors, elle a repensé aux cachets, ceux qu’elle avait insisté pour avoir alors qu’elle n’en avait plus besoin. ” C’est psychologique, je préfère continuer un peu avant d’arrêter totalement “. Peut-être l’avait-il cru en lui faisant la prescription. En y repensant, elle s’est dit que tout était prémédité finalement, ou du moins qu’elle avait laissé la possibilité du ” au cas où “. Et puis, même si elle n’en mourrait pas, elle savait que mélangés à l’alcool, ils provoqueraient une certaine euphorie chez elle, de quoi calmer momentanément ses pleurs et ses obsessions morbides. Alors elle les a tous pris, les grosses gélules colorées, à toute vitesse, les faisant passer avec de grandes rasades de vodka, puis de bière. Assez rapidement, tout est devenu amusant. Les couleurs de la pièce étaient plus vives et l’espace s’était rétréci. Elle se cognait partout sans sentir la moindre douleur. Son cœur résonnait trop vite pour ” Mad World ” alors elle a choisi un CD de Depeche Mode et elle s’est mise à danser, les yeux encore brouillés de larmes, allant de plus en plus vite, tournant, tombant, se relevant, tournant… Elle avait tout oublié, de sa dépression jusqu’au moment où elle avait pris les cachets. La seule chose qui importait c’était le présent et ce besoin de s’abandonner totalement. Lorsque les pompiers sont arrivés, elle leur a ouvert avec spontanéité, tout étonnée de les trouver là. Elle est venue à eux en pensant qu’ils voulaient peut-être voir le voisin, ou vendre un calendrier, elle ne voyait pas quel rapport elle pouvait bien avoir avec eux. Quand ils lui ont dit : ” vous n’allez pas bien, il faut venir avec nous dans l’ambulance “. Elle a répondu ” oh, pourquoi pas ? Mais je peux finir ma bouteille avant ? Ou l’amener avec moi ? ” Ils n’ont pas voulu, leurs visages se sont fermées, pourtant elle ne savait pas en quoi c’était gênant. Elle n’a pas su leur dire son nom et elle s’est donné 5 ans de moins que son âge. Elle ne savait plus qui elle était, même son appartement ne lui évoquait rien. Elle s’est dit que ce serait merveilleux si toute sa vie était ainsi. Elle l’avait enfin trouvé la lobotomie qu’elle cherchait depuis si longtemps.

En arrivant à l’hôpital évidemment, la réalité est revenue à l’assaut. Les gens qui crient et pleurent, le regard des psychiatres, les longs tuyaux qui ont vidés son estomac, les barreaux aux fenêtres, les confessions des personnes bien plus désespérées qu’elle, la nausée insoutenable, les frissons en même temps que la chaleur de la peau, ses yeux tellement rougis qu’ils devenaient incapable de s’ouvrir, la douleur qui s’étend dans tous les recoins des jambes engourdies jusqu’au martèlement dans la tête, la bouche desséchée et la gorge lancinante… Mais le lendemain, lorsqu’elle lui a reproché de lui avoir fait aussi peur, quand elle lui a dit qu’il fallait réfléchir un peu aux autres, elle n’a pas compris son ton agressif, comme si elle n’en avait pas souffert peut-être ? Comme si le bloc psychiatrique était agréable ? Et puis surtout, les autres n’existaient plus pour elle, depuis des mois, ne restaient que ce lit et ses larmes. Le monde extérieur n’avait plus rien de tangible, il n’était que le décor autour de sa scène dans une pièce où elle était le seul personnage. Elle était tellement aveuglément centrée sur ce qu’elle ressentait que la notion d’amis avait fini par lui échapper. Comment même imaginer que qui que ce soit puisse s’inquiéter pour elle ? L’intérieur de son corps était son unique perception. Tout ce qui était autour n’existait plus.

1 an et demi plus tard, elle regrette d’avoir été aussi égoïste et de s’être mise en danger, de les avoir tous fait plonger avec elle surtout. Ses problèmes de santé, ses cheveux qui ne commencent qu’à peine à repousser vraiment, tout est là pour lui rappeler ce moment, cette erreur. Maintenant elle sait que ça en valait la peine, elle s’aperçoit soudain de tout ce que les autres ont fait pour elle. Elle lui est infiniment reconnaissante d’être intervenue. Il ne lui reste plus que la peur que ce moment se reproduise un jour, parce qu’elle se sait toujours trop poussée vers des sentiments extrêmes. Mais plus jamais elle ne l’entraînera dans ses faiblesses.

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