Dans les films, c’est le personnage qui regarde défiler les rues ou le paysage à travers la vitre d’un tramway. Souvent il y a une musique légère et douce, genre piano. Autour d’elle tout est toujours flou, grisâtre, les banquettes banales, comme les gens qui ne paraissent pas vraiment là. Derrière les vitres défilent des lumières, des ombres indistinctes, de la pluie parfois aussi. Elle a l’air ailleurs, noyée dans des pensées débordantes d’images. C’est le moment qui précède l’action, le changement, la décision, la rencontre…
J’ai souvent l’impression qu’une partie de moi est dans la même attitude isolée, passive, contemplatrice, que ce personnage là. J’effectue le travail de mon stage, ô combien répétitif et lobotomisant, mais je n’y suis pas vraiment. Mes gestes sont parfaitement mécaniques, je n’ai même pas besoin de réfléchir à ce que je fais une fois que le processus est lancé. Quand ils me disent : “tu as l’air sur une autre planète, à quoi tu penses ?”, je ne saurais répondre. Je pense à des images, à des goûts, à des odeurs, à des tiroirs, à des phrases, à des moments, à… – le baobab dans lequel je montais en m’écorchant petite – la sucette Pierrot dans laquelle on peut siffler après – ces mots qu’il a prononcé il y a des années – les ailes vertes étranges du criquet que j’ai libéré – le jour où elle a tapé du poing sur la table à L’Aquarium – l’expression de mon père quand j’ai pleuré devant lui – les arbres qui se reflètent dans le trottoir – la peluche que j’ai volé dans la maison hantée – sa main qui caresse ma peau – un clip de Radiohead – les secrets murmurés par maman la semaine dernière – … tout un fouillis parfaitement illogique de choses et de détails. A rien en particulier, à tout à la fois, je ne sais pas moi-même finalement.
C’était pareil l’autre soir, où je parlais avec la serveuse, je sirotais ma vodka, j’écoutais, j’intervenais… Pourtant “tu as l’air complètement déconnectée”. Parce que dans le même temps, du dernier mot que tu as prononcé, jusqu’au geste que tu as esquissé, tout m’évoque autre chose ailleurs, en arrière-fond. Il n’y a que lorsque j’écris une dissertation, ou des esquisses de romans que je suis totalement concentrée sur ce que je fais. Je suppose que ce doit être fatigant parfois de n’avoir qu’une enveloppe corporelle partiellement remplie sous les yeux. Je n’ai jamais trouvé où était la plaque exactement, où alors elle dévie toute seule dés que je me pose dessus.
Souvent lorsque je n’ai même pas besoin de m’obliger à être en partie présente, quand je suis comme le personnage isolée dans le tramway, toutes sortes de décisions et de projets naissent, à l’instant tout est flou, pendant que les lumières, les ombres, et les images, s’enchevêtrent joliment. Parfois, je croirais presque à des révélations, des : “c’est décidé, je choisis de faire ça et rien ne me fera changer d’avis” … Mais ces illuminations brillent, s’estompent, puis s’éteignent.
Ce soir, en rentrant dans le métro qui me ramenait chez moi, j’ai trouvé que tous les gens qui m’entouraient étaient affreusement laids. Ce vieil homme qui bave en ravalant son dentier, ce gamin qui cogne violemment sa tête contre la parois du métro sous le regard indifférent et bovin de sa mère, cet homme qui crie très fort “des bagnoles, vous vous foutez de ma gueule, des bagnoles, vous vous foutez de ma gueule, des bagnoles, vous…” dans le monologue d’une phrase répétée en boucle. Des visages étranges, des yeux injectés de sang ou sans expression, des postures avachies et tordues… La galerie des horreurs, “c’était Délivrance”. Mais en fait, ce n’était sans doute que l’épuisement de la journée orageuse qui entourait d’un voile hideux tout ce que j’observais. Comme dans ces moments où mes propres angoisses rendent ce qui m’entoure inquiétant.
Je sais que je peux rendre les choses jolies. Je crois que je suis capable de ne pas jouer l’éternel rôle du “p’tit chat perdu” comme ils disent tous, qui lance des plaintes pathétiques en griffant tout ce qui tente de le protéger. Je le sais parce que là bas, je suis comme ça. Parfois je me dis qu’il suffirait de presque rien, pour que ce déclic se produise, pour que tout ce qui prend naissance ailleurs se mette aussi en place dans la réalité. Je me souviens encore qu’il y a longtemps, elle m’avait dit : “Elle pourra sûrement écrire le ciel bleu, les jours de joie. Elle pourra les écrire avec plus de couleurs qu’il y en a dans le monde entier. Un jour, elle pourra.” (…)