« Je ne veux vivre que pour l’extase. Les petites doses, les amours tempérées, tout ce qui est en demi-teintes me laisse froide. J’aime l’excès d’abondance. Les lettres que le facteur transporte en croulant sous le poids, les livres qui débordent de leur couverture, une sexualité qui fait sauter les thermomètres. »*
Catégories Non classéJ’ai toujours eu un problème émotionnel avec les situations inattendues et violentes : à chaque fois une sorte de barrage provisoire se met naturellement en place juste devant la zone sensible. C’est sans doute la raison pour laquelle la veille, je n’ai pas pleuré, je ne me suis pas énervée. J’ai encaissé son “dégage grosse connasse !” en observant, stupéfaite, la trace rouge de sa main sur ma cuisse giflée. J’ai entendu le fracas des objets jetés par terre et les insultes, et ensuite, ses supplications, ses excuses, ses larmes, la façon dont il buvait le plus rapidement possible en se tapant la tête contre le mur… J’ai tout vu, tout entendu, tout retenu, mais je me suis contentée de caresser machinalement ses boucles brunes comme pour le consoler, en complet décalage avec toute cette soirée hystérique. Après les cris et l’agitation, quand la lumière s’est enfin éteinte, j’ai rêvé que je devais empiler des pommes de terre les unes sur les autres. Cette pyramide était vraiment très important pour moi, quasiment vitale, or à chaque fois il mettait un poivron vert au milieu, alors je devais tout recommencer car il fallait impérativement qu’il n’y ait que des pommes de terre. Je le lui disais, mais ça le faisait rire de tout détruire en mettant des poivrons verts. Ces poivrons me rendaient folle de rage. En me réveillant j’avais encore sommeil mais j’étais trop agitée pour me rendormir. Donc, mécaniquement, je me suis levée, lavée, habillée, maquillée et j’ai rassemblé mes affaires, celles qu’il avait entassé par terre dans le couloir (tu ne trouveras plus rien qui t’appartienne dans ma chambre) toujours dans le même état second. C’est juste après, au moment où il s’est réveillé, précisément à l’instant où il m’a regardé ce matin là (qu’est-ce que tu fais ? Tu t’en vas ?), que le barrage c’est effondré. Je ne pouvais plus supporter sa présence après ça car même s’il disait “pardon excuse-moi”, ses propos de la veille absorbaient tous les autres mots. Claquement sec et lourd de la porte. J’avance lentement vers la gare sans même connaître l’heure du prochain train. C’est un dimanche humide, lourd, moite. Les rebords inférieurs de mes yeux se gonflent de larmes sans cesse, je sens le rimmel s’incruster dans mes cernes et dégouliner sur mes joues. Mes tempes palpitent, lancinantes, au rythme de mon cœur. A l’intérieur de mon sac de voyage, un objet pointu blesse ma jambe à chaque pas. Des ombres lancent des phrases sur mon passage “faut pas être triste, la France a gagné !”, “je peux vous consoler mademoiselle ?”, “bah t’es laide”, “joli sac, c’est des vrais vinyles à l’intérieur ?”, “t’aurais pas 20 centimes ? une cigarette ?”, “ça ne va pas ?”. Je fixe le trottoir sale. Il n’y a rien à répondre. De toute façon ma gorge est tellement nouée que j’ai perdu ma voix. Putain, pourquoi y a-t-il une foule de gens précisément aujourd’hui, justement maintenant. Putain, pourquoi est-ce que j’ai oublié mon baladeur chez lui. Putain, pourquoi est-ce que je n’ai pas de cigarettes. Putain, et notre “anniversaire à fêter”, et nos projets, et est-ce que je le reverrais, et est-ce que je reviendrais, et merde comment a-t-on pu en arriver là ? Dans la vitre du train, mon reflet a les pupilles avalées par deux excroissances rouges, des paupières qui ressemblent à des lèvres mordues et dégoulinantes. Pathétique.
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C’est un dimanche soir, l’air a l’odeur et la fraîcheur qui succèdent aux orages estivaux. J’ai toujours aimé ces moments là. En face de moi, il y a une flaque d’eau en forme de gigantesque larme. Dans la couleur nocturne, l’eau semble sans fond comme si, en marchant dans cette grosse larme, je pouvais glisser directement à l’intérieur de la terre. A l’endroit où l’asphalte et l’eau coïncident, de minuscules lumières blanches scintillent en contrastant avec la noirceur du centre. Pour une raison mystérieuse, cette vision s’accorde parfaitement à la chanson de Jude qui passe en ce moment même (Madonna). Je ne sais si c’est la musique, la nuit fraîche, la larme de pluie ou tout à la fois qui provoque cet étrange état chez moi. Je suis dans un de ces trop rares moments où tout ce qui m’entoure est assimilé sous forme de sensation précises, ces instants où les sens sont sur-aiguisés. Les nerfs à fleur de peau. Peut-être à cause du manque de sommeil, de l’alcool, des orgasmes, de l’ivresse qui a précède cette attente. Heureuse en revoyant les jours précédents, nostalgique parce qu’ils sont achevés, joyeuse à l’idée qu’ils se reproduiront bientôt.
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C’est un dimanche caniculaire dans un petit appartement étouffant. Le ventilateur ronronnant et le velux entrouverts nous permettent de supporter la nuit sous les toits. Allongé en position fœtale, j’ai enroulé ses bras autour de mon corps, d’une manière presque autoritaire, “tu te places comme ça” et il semble amusé par cet ordre. Je songe à la façon dont il m’a brusquement suivi dans le train, de façon imprévisible, “un coup de folie” que j’ai tellement espéré auparavant au cours de ces dimanches où nous nous séparons sur les quais de gare ; aux cocktails invraisemblables sirotés sur le balcon ; à la nuit dans le sac de couchage à même le sol de la montagne ; à nos bêtises tantôt enfantines tantôt gentiment perverses. Je me rappelle qu’avant, je ne supportais pas de dormir collée à quelqu’un parce que je me sentais prisonnière, asphyxiée, j’avais toujours envie de me libérer de ces étreintes. Maintenant je dors bien parce qu’il est contre moi. J’ai besoin d’un contact avec son corps, même ma main posée sur son bras, même un frôlement, ça suffit à m’apaiser. Je me rappelle qu’avant je n’aurais pas ravalé mon amour propre comme ça, d’ailleurs je disparaissais même sans insulte ni reproche ni cri. Instinctivement insoumise.
Toutes ces pensées m’envahissent jusqu’à l’angoisse : la peur que ça s’arrête brusquement… Car la semaine dernière, je l’ai haï. Je crois même que je n’ai jamais éprouvé ce sentiment envers qui que ce soit auparavant, pas avec une telle force en tous les cas. Mais c’est toujours trop intense. La dépendance ou le rejet, la tendresse ou la violence, cœur énorme qui pulse ou cœur en miettes… Et tandis que Morphée m’absorbe doucement dans une confusion absurde d’images et de voix, je réalise qu’avant lui, je n’ai jamais été aussi heureuse, ni aussi malheureuse grâce / à cause de quelqu’un. Peut-être qu’avant lui, je n’ai jamais été réellement, inconditionnellement, amoureuse.
* Anaïs Nin