Excusez-moi madame le professeur, je m’en vais, encore une fois, décidément je ne verrai jamais votre cours en intégralité. La promo me regarde sortir, m’y souriante, mi agacée, ils commencent à s’habituer. Et puis après tout, ils peuvent penser ce qu’ils veulent, peu d’entre eux resteront mes amis lorsque l’année sera finie, moi les grandes familles, les travaux en groupe, les soirées des associations d’élèves, c’est pas vraiment mon truc tout ça et je n’ai plus envie de faire semblant. Je suis désolée madame, de toujours disparaître à la pause, non pas que votre cours soit inintéressant… Quoique, force est d’admettre que les systèmes de publication des revues scientifiques, je m’en fous un peu. Mais surtout, je dors sur la table et je sens bien que cette inattention vous perturbe, l’absence est plus polie n’est-ce pas. En fait, je ne m’endors pas réellement, je me cache juste la tête dans les bras pour ne pas vous montrer que je pleure, de perdre mon temps ici alors que tant d’autres travaux à rendre m’attendent. Parce que le stress et la fatigue, la neige dehors, le thé à la maison, le baladeur dans la poche de mon manteau, le livre sur ma table, votre voix perçante qui trouble mon évasion dans l’imaginaire, il y a trop de tentations. La neige est agressive aujourd’hui, elle frappe vigoureusement mon visage glacé par le vent, mouillant mes cheveux comme de la pluie, glisse le long de mes joues et se confond avec les larmes. Et je marche dans la rue, les Killers chantent trop fort, pourtant j’augmente encore le son, pour m’isoler complètement, ne penser à rien d’autre qu’à la musique qui résonne pendant que les flocons couvrent mon manteau rouge de taches blanches. Les mèches violettes se collent devant mes yeux, je regarde le sol à travers du violet, du blanc, du flou, alors je me sens mieux. Je marche de plus en plus vite et je ne sais si ça me rassure ou si ça me désespère de sentir, à travers mon essoufflement et la fatigue de mon corps, qu’il y a encore de la vie à l’intérieur. Un rayon de soleil me fait lever les yeux, la neige tombe mollement maintenant et le ciel est de nouveau radieux, c’est bizarre, comme d’avoir traversé une frontière, changé de lieu. J’aimerais m’apercevoir que je suis passée dans un autre univers, comme dans un conte enfantin lu petite, où une gamine pénétrait dans une autre dimension en se cachant dans un placard, ou comme Alice, juste s’échapper pour affronter autre chose, car ici je perds le contrôle ou la tête, je sais plus trop. Je me souviens de l’époque de désoeuvrement, celle des nuits dans les pubs jusqu’à la fermeture, des défonces dans les baignoires, des mots d’amour chuchotés avec les pupilles dilatées… Lorsque mon unique objectif se résumait à valider une année de fac, quand je ne pensais pas encore à ce qu’il faudrait faire après. J’allais mal parce que je n’arrivais plus à me sortir du passé, mais l’avenir je m’en foutais, je ne cherchais pas à savoir. Quand tout se résumait à ” and we dance and drink and screw because there’s nothing else to do “, je n’irais pas jusqu’à dire que je regrette cette situation, mais au moins à ce moment là, je ne me sentais aucune responsabilité, puisque je n’avais même pas envie d’exister, ma seule raison de vivre se résumait à la peur de faire souffrir mes parents. Maintenant que j’agis pour moi seule, c’est encore pire finalement, parce qu’il faudrait que ma vie soit à la hauteur de mes propres envies. Je suis trop perfectionniste ou trop capricieuse, je veux tout immédiatement, sans regret ni acte manqué ni occasion loupée ni sentiment inadapté… Je veux tout en sachant pertinemment que je pourrais ne rien avoir, car je n’obéis pas plus à mes propres ordres qu’à ceux autrefois dictés par mon père. Madame Culpabilité et Madame Angoisse se disputent pour avoir la première place et crient allègrement dans mon crâne, leurs arguments sont tout aussi valables. Je les fracasse avec un marteau, je me noie dans la vague sanglante boueuse, et finalement je tranche : à quoi bon. Mais je sais déjà que demain j’essaierai de nouveau sans succès, car malheureusement l’espoir fait effectivement vivre. (play me a song to give me a gun to set me free)