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Entre conclusion et préambule

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Il frappe à la porte sans raison puisqu’il l’ouvre simultanément. Il a l’air contrit d’un individu qui s’apprête à présenter ses condoléances. Il me lance : “bonjour malheureusement je viens avec de mauvaises nouvelles mais si je vous dérange je peux attendre que vous ayez terminé il n’y a rien d’urgent”. D’après son débit rapide, il paraît plutôt pressé d’en finir au contraire. “Vous ne me dérangez pas, je vous écoute”, je me rapproche de lui. Il s’assoit lourdement en prenant une inspiration bruyante la bouche entrouverte, visiblement accablé. S’ensuit un discours interminable dans lequel je repère rapidement les expressions importantes au milieu du baratin d’usage : problème de budget, fermeture de la bibliothèque en janvier, licenciement économique… Ensuite il me fixe, l’air interrogateur. Je balbutie : “bon, je comprends”. Un point d’interrogation reste gravé sur son visage, comme s’il attendait une autre réponse de ma part. Quoi, que veux-tu que je te dise monsieur ? Tu préfèrerais que je te remercie de me virer, ou qu’au contraire je te supplie de me laisser mon poste ? La façon dont il me scrute m’agace, alors je baisse les yeux. Je fixe le coupe-papier (lourd, doré, tarabiscoté, il appartenait à Mon Petit Vieux Préféré, il doit être ancien… Régulièrement, je songe qu’il faudrait que je déchiffre les inscriptions latines sur la tranche au cas où elles auraient une signification intéressante, et puis j’oublie…). Je crispe ma mâchoire pour empêcher mon visage de se décomposer. J’essaie de sourire, par politesse ou pour clore cette conversation (voyez, j’ai compris que vous n’aviez pas d’autre choix et je ne vous en veux pas, allez en paix et laissez moi seule afin que je puisse perdre toute contenance sans avoir honte, s’il vous plaît).

Le silence se prolonge. Je commence à le trouver pénible. Lui aussi semble-t-il, car il reprend : “est-ce que c’est une surprise ou est-ce que vous sentiez que vous étiez perchée sur une branche fragile ?” Perchée sur une branche… Non mais est-ce que j’ai une tête de piaf ? J’essaie de contrôler ma voix mais elle est pitoyablement tremblante lorsque je réponds : “je m’y attendais. En fait, je redoute cet évènement depuis plusieurs années. (De toute façon, je m’attends toujours à chuter, c’est une règle de vie). Mais la situation s’était améliorée, il y avait davantage de visiteurs qu’autrefois, et puis vous avez encouragé mes propositions de changement le mois dernier, donc j’espérais… J’espérais.” Je suis incapable de mettre des mots sur mes espoirs, alors en avais-je encore au bout du compte ? “Moi aussi. Malheureusement… En tout cas, vous avez fait du bon travail et je tiens à vous remercier. Sachez bien que cette décision n’a rien à voir avec vos compétences, le problème est d’ordre financier, la crise…” Je ne l’écoute plus. Le coupe-papier devient flou, la brume s’étend au bureau, au sol poussiéreux… Quand il referme enfin la porte, toute la bibliothèque ondule dans un brouillard lacrymal.

La tristesse me donne toujours froid donc je me dirige vers le chauffage. Je plaque mes mains dessus, debout face à la fenêtre. La pie qui faisait rire Mon Petit Vieux Préféré (“ah c’est beau quand même, regardez-moi ça, c’est beau”) me surveille à la dérobée. Sous les rosiers taillés, un lézard me tire la langue avant de disparaître sous terre. Je constate que le soleil est déjà haut de bon matin. Le mois dernier à la même heure du même endroit, je voyais une lueur mordorée grossir entre les grands arbres décharnés au fond du parc. Éblouissante, elle les rendait fins et noirs, comme des ombres chinoises. Je songeais : “bientôt je ne la verrai plus avant l’année suivante au mieux… A l’instant où elle se déploiera, je serai dans l’allée principale, puis sur le trottoir qui précède l’entrée, puis dans le bus, puis dans un métro, puis sur un escalier, et puis finalement dans un lit… Je reculerai avec l’allongement des jours. Je devrais la photographier tant qu’elle existe. La manière dont elle s’étend progressivement ne sera pas perceptible sur une photo mais il faudrait que j’essaie malgré tout, ne serait-ce que pour être certaine que c’est inutile…” Maintenant c’est trop tard. Au temps pour les arbres alourdis par le givre, les écureuils tapis sous les feuilles mortes, les roses sous la pluie, les tournesols ondulant au vent… A chaque saison, je crains de marcher dans ce parc pour la dernière fois. Pourtant, au bout de six ans, je n’ai pas pris une seule photographie, comme par superstition, au cas où il suffirait de l’immortaliser pour en faire un souvenir figé sur du papier, un temps achevé…

Le reste de la journée paraît se résumer aux mouchoirs froissés empilés dans la poubelle, aux frissons qui parcourent mon dos, et à la chaleur des radiateurs sous mes paumes. A 16 heures 30, je ferme les stores, éteins les lumières, tourne la clé dans la serrure, traverse le couloir obscur… La fatigue nerveuse m’alourdit physiquement. Je n’ai pas la force de traverser la ville à pieds aujourd’hui, donc je rejoins la station de métro la plus proche. Face à moi une dame assez âgée tremble de la tête au pied, son menton ses mains et ses orteils vont d’avant en arrière, en rythme saccadé, comme si elle était contrôlé par un marionnettiste en plein sevrage alcoolique. J’ai très envie de l’empoigner pour l’immobiliser. Je crois qu’à cet instant, j’ai très envie d’être brutale envers quelqu’un en règle générale, car la colère remplace progressivement le chagrin (à quoi m’ont servi tous ces efforts si le travail accompli durant ces soixante trois mois est anéanti ?) Comme après une rupture amoureuse, j’ai cette sensation de gâchis, de perte de temps et d’énergie, de défaite, d’échec personnel en somme… Je crispe mes doigts sur les pages de mon livre, que je déchiffre machinalement sans rien retenir de ma lecture. A la sortie, la foule festive du vendredi soir – vive, joyeuse, bruyante – me heurte et m’épuise. Je longe le bar Tabac et l’épicerie arabe… En temps normal, dans ces circonstances anormales, je m’achèterais des cigarettes et de l’alcool. Je me liquéfierais dans l’ivresse en disparaissant sous les volutes de fumée, jusqu’à en rire, jusqu’à l’indifférence, jusqu’à la perte de conscience. Ces béquilles me sont interdites aujourd’hui, donc je continue mon chemin sans m’arrêter… Unique et ridicule petite victoire de la journée.

Lorsque j’étais petite, dés que je me mettais à pleurer au milieu de la nuit suite à une terreur infantile, ma mère m’ordonnait de boire le grand verre d’eau qu’elle me tendait. J’obéissais tout en pensant “mais pourquoi fait-elle ça ? Je n’ai pas soif, j’ai peur”. Quelques années plus tard, elle m’avait expliqué : “j’avais lu que le fait de boire un grand verre d’eau calmait les nerfs”. J’ai trente ans mais en arrivant chez moi, je me sers un grand verre d’eau fade que je vide d’une traite, puis je décide de me faire couler un bain pour décontracter mes muscles et laver les empreintes des larmes. C’est le moment que choisissent mes parents pour me téléphoner. Ma mère a une voix enjouée en me demandant : “quelles sont les nouvelles ?” Sans réfléchir, j’annonce : “il y a essentiellement deux nouvelles : je suis enceinte de deux mois et je serai licenciée le 1er janvier.” J’avais prévu d’être plus subtile en faisant ces révélations, mais tant pis, c’est ainsi que je les ressens, avec cette brutalité. Elle commente : “une super super super bonne nouvelle et une mauvaise”. Dans la foulée, elle ajoute : “je n’ai même pas de champagne pour fêter ça !”

J’ai l’impression qu’en fait j’aurais pu déclarer n’importe quoi (”je me prostitue toutes les nuits”, “je suis toxicomane”…), ma grossesse aurait presque pu compenser le pire. D’ailleurs, n’est-ce pas la raison pour laquelle j’ai choisi de le dire alors que j’avais décidé d’attendre encore un mois par prudence ? J’ai agi à la manière d’une gamine qui attend d’avoir une bonne note pour annoncer la mauvaise. Néanmoins, stupéfaite, je manque lâcher le combiné quand mon père conclue : “finalement il y a deux bonnes nouvelles”. Euh… “Tu étais sous-payée, personne ne t’estimait à ta juste valeur là bas. Maintenant tu vas pouvoir repasser des concours administratifs et trouver un meilleur job”. Les concours, nous y revoilà, évidemment… Je soupire. (“Ils ne peuvent pas comprendre que le mot “concours” est, pour moi, l’équivalent d’un retour à l’entrée du labyrinthe, comme si les [sept] années passées à tenter de trouver une autre sortie en empruntant des issues de secours n’avaient servi à rien.”) “Désormais tu es mobile, si [mon amoureux] trouve un poste ailleurs, tu peux le le suivre”. Oui bien sûr, j’ai tellement envie de quitter Lyon, la ville dont je suis amoureuse depuis le premier pas à la sortie de la gare. Enfin d’accord, ces arguments se défendent mais… J’étais heureuse d’aller travailler chaque matin, je ne l’ai jamais été avant d’avoir cet emploi. C’est un sentiment précieux, d’ailleurs il vous est étranger alors comment pourriez-vous l’appréhender ? Cependant, petit à petit, je préfère croire qu’ils n’ont pas complètement tort. D’ailleurs, je régurgite leur discours pour rassurer mon amoureux aux yeux rougis par mon chagrin.

Pendant ce temps, ma baignoire a eu largement le temps de se remplir, je coupe l’eau alors qu’elle s’apprête à déborder. Je m’immerge progressivement pour ne pas faire de vagues, plonge sous la surface et savoure l’absence de bruit extérieur et de paroles inutiles, enfin. Au fur et à mesure que la chaleur apaisante m’engourdit, je trouve le mot qui résume parfaitement mon état : désorientée. Il y a quelques jours à peine, j’oscillais entre le confort rassurant d’un quotidien agréable, et la phobie de l’enlisement qui me saisit tous les cinq à six ans dés que les journées, les semaines, les mois, deviennent trop prévisibles. Et puis soudain, en une nuit, il n’y a plus de cigarette fumée à la fenêtre au réveil entre deux gorgées de café au lait. Je bois du chocolat chaud et je compense le manque de tabac avec des sucettes à la fraise : j’ai 7,8,9 ou 10 ans. Bientôt je cesserai de croiser Monsieur Passager 1-2-3 station Gorges de Loup, puis de déambuler dans le Parc, et je rendrai la clé du sous-sol rempli de livres. Les tisanes ont remplacé les week-ends alcoolisés, finis les réveils nauséeux en fin d’après-midi sur le canapé rouge jonché de cendres. Je m’inscris pour suivre des formations de préparations de concours sans savoir quel métier je souhaite exercer, comme l’étudiante indécise que j’étais avant “le jour d’après”. En fin de journée, je visite des appartements dans tous les arrondissements de la ville, car nous ignorons l’un comme l’autre où nous travaillerons l’année prochaine. Autrefois je prêtais surtout attention au calme et à la manière dont le lieu était desservi, désormais la proximité d’une crèche est devenu le principal critère de choix et un garage pourrait être utile. Au téléphone, je m’entends réserver une place dans une maternité, avec un sentiment d’irréalité troublant. Lors de la récente échographie, la gynécologue gazouillait en me disant : “regardez, il est là le bébé”. Je ne voyais qu’une petite tache noire et je culpabilisais de ne pas partager son enthousiasme béat. Au moment de payer, j’ai fouillé dans mon sac qui arbore un vinyle cassé par des soirées agitées, à la recherche de ma carte vitale. Là, j’ai vu son sourire amusé face au paquet de sucettes, aux bouts de papier froissés, à ce bordel digne d’une adolescente, tandis que je lui tendais une carte au bord cassé… “Qu’est-ce qui lui est arrivé ?” “Euh… Je n’en ai aucune idée, en tout cas ça fait longtemps que c’est comme ça”. “Et vous avez une mutuelle ?” “En théorie oui, mais je dois me réinscrire depuis un an (depuis quatre ans en réalité)” Junko future mère de famille responsable… sérieusement ?

“Une page se tourne. Il se trouve que c’est en même temps que ta grossesse. Deux pages à tourner en même temps”, m’écrit un ami. Un déménagement, un enfant, un changement de métier… Allons, ce ne sont pas des pages que je m’apprête à tourner, c’est un tome complet que je termine… Un cycle à refermer, sans aigreur et sans regrets (“les transitions, ce n’est pas très agréable, j’ai toujours un pied qui se coince dans la porte pour l’empêcher de se refermer…”). Pourtant, même si mon avenir proche ne m’a jamais paru aussi imprévisible, face à un horizon de possibilités à en avoir le vertige, je distingue surtout la proximité du passé, des incertitudes professionnelles dont j’espérais être sortie aux souvenirs d’enfance que mon état de femme enceinte ramène à la surface… Mes quelques repères n’en sont pas moins lointains et changeants, purement imaginaires. Malgré tout, en dépit de l’inquiétude et du stress, je dois admettre que cet état intermédiaire est excitant, peut-être assez proche de ce que ressent le joueur de roulette à l’instant où il entend “rien ne va plus”…

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