Il a commencé à avoir ce comportement avec le passage à l’heure d’hiver. Il entre en catimini pendant notre sommeil pour se glisser dans notre lit. A deux reprises, nous ne l’y avons découvert qu’au petit matin noir de la mi-automne. Sinon, nous l’invitons à retourner dans son lit « comme d’habitude », comme avant. Il proteste puis, résigné, il exige d’être accompagné dans l’escalier sombre (« moi je suis grand, je n’ai pas très peur, mais j’ai juste un petit peu peur »). Entre les lumières, les justifications quant aux chambres séparées, la couette à border, l’étreinte et les marches carrelées glacées sous mes pieds nus, le sommeil a souvent cessé de m’attendre à mon retour sous la couette. Lorsque c’est mon amoureux qui s’en charge, le résultat est le même car je ne peux m’empêcher d’écouter les pas, les paroles et l’absence ou non de pleurs. Je me maintiens éveillée pour être rassurée. Ensuite, consciente que je ne me rendormirai plus, je rêve à tout ce que je ferais si je me levais maintenant. Puis je tire sur les draps en repliant mes jambes, à cause des ombres dans la cuisine froide et de la chaleur ici, celle que notre enfant recherche sans doute aussi dans notre lit. Seules les couleurs des arbres au lever du soleil me permettent de repousser la tentation d’hiverner.
Les après-midi sont douces et ensoleillées dans les jardins publics. J’en ai fréquenté plusieurs ces derniers jours afin que mon fils puisse utiliser son cadeau d’anniversaire, un vélo rouge que je lui emprunterais volontiers si je possédais le pouvoir de rapetisser. Là-bas, non loin de lui, adossées à un arbre, deux petites filles avaient totalement dissimulé leurs chaussures sous les feuilles jaunes. Avec la brise et le manque de sommeil, les ondulations autour de leurs mollets m’évoquaient une mare dorée. J’aurais aimé oser les photographier, ou plutôt les filmer. Faire un gros plan sur leurs lèvres pour apprendre à lire les secrets qu’elles se chuchotaient. Que se confie-t-on à cet âge là ? Je me revois penchée vers l’oreille d’une amie derrière un mur, sur un banc en bois, ou dans un couloir, mais les dialogues se sont effacés.
Une semaine plus tard, au même endroit, elles avaient disparu avec le sol jaune. Les routes étaient envahies par des souffleurs de feuilles mortes. Mon fils roulait sur elles exprès pour les entendre craquer. Pendant ce temps, d’autres enfants se les lançaient, comme lors d’une bataille de boules de neige. C’est alors que l’un d’eux, le plus grand, a eu l’idée d’en glisser dans l’écharpe du plus petit. Sur le sol moelleux du parc, ce jeu aurait été anodin. En l’occurrence, ils étaient sur la corde qui tient lieu de passerelle. Nous avons été quelques-uns à réagir, à sursauter ou à crier. Personne n’a eu le temps d’intervenir tant il est tombé vite, avant d’avoir essayé de se débattre. Quelques minutes plus tard, il partait dans les bras de sa mère, inanimé, en direction de l’hôpital. Par peur d’être grondé, le responsable a pris l’air coupable le temps de l’évacuation de la victime. Comme rien ne se passait, il a refait la même chose mais avec des gamins de son âge, alors tout allait bien, plus ou moins. En fait, je le regardais avec méfiance depuis que je l’avais reconnu. Dans l’ancienne école de mon fils, c’est lui qui avait entrepris, entre autres mauvaises idées, de « tailler le doigt » d’une de ses camarades (au taille-crayon, donc). J’avais gardé en mémoire la vision des lamelles de chair sanglantes. C’est pour cela que j’avais demandé à mon fils de jouer plutôt sur son vélo. « Le parc est juste à côté de chez nous, nous pourrons y revenir quand il y aura moins de grands sur le toboggan. »
Cependant, distraite par l’accident, j’avais cessé de le suivre des yeux, or il n’était pas repassé devant moi depuis un long moment. Je l’ai retrouvé et rejoint derrière les buissons. Immobile car intrigué, il fixait quatre hommes déjà âgés. Assis sur un banc autour d’une radio éteinte, ces derniers lançaient par terre les bouteilles de vin rosé qu’ils venaient de vider au goulot. Si j’avais été seule, je les aurais trouvé grotesques (des poivrots qui jettent leurs bouteilles de vin bas de gamme achetées à la supérette d’en face, comme s’ils se prenaient pour les Russes des siècles précédents avec leurs coupes de vodka), sans réagir pour autant. Mais les éclats de verre volaient trop près de ma progéniture et tombaient autour des roues de son vélo neuf. Sans l’avoir prémédité, j’ai dû lancer aux alcooliques mon inoubliable regard noir car, penauds, ils se sont mis à bafouiller des excuses. Du bout de leurs chaussures, ils ont essayé de pousser les morceaux vers la poubelle la plus proche. Avec leur équilibre approximatif, la scène devenait pathétique.
Nous avons préféré repartir, moi, mon cycliste débutant, et ses pourquoi, auxquels je réponds très mal parfois. Est-ce que je sais, moi, pourquoi l’abus d’alcool rend bête, surtout sur le long terme ? C’est comme le jour où nous sommes passés à côté d’un type qui tapotait sur la vitre d’une voiture en râlant pour que le conducteur lui ouvre, sauf qu’il n’y avait personne dans la voiture. « Pourquoi il fait ça ? » Parce qu’il est fou. « Et pourquoi il est fou ? » Que dire ? J’ai toujours honte si je prétends ne pas savoir car, au fond, souvent, je mens. En réalité, je ne tiens pas à ce qu’il sache aussi ce que je devine être vrai, pas à cet âge, pas de cette manière là. En tout cas, entre temps, tous les enfants avaient disparu, ensemble, au même instant. 18 heures, c’est l’heure de la sortie des parcs de jeux en cette saison, à part pour les ivrognes et, éventuellement, les prostitués. Alors, entre chien et loup, nous sommes rentrés avant d’être trop mouillés par la nuit.
Parce que j’ai écouté cet album ces derniers soirs.
* J’ai trouvé la phrase poétique mais j’étais certaine d’avoir déjà lu cette expression – pleuvoir de la nuit – quelque part, ce que Google m’a confirmé. Faire du Victor Hugo à 4 ans, je trouve que c’est plutôt prometteur. Bon, bien entendu, Victor ne lui donnait pas exactement le même sens, mais c’est un détail.
Je crois que je suis un peu dingue de ton fils sans même l’avoir vu, tu sais ?
A dire vrai, ce que je ne comprends pas, c’est qu’on puisse ne pas en être dingue ! 🙂