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Quand l’amour inconditionnel que je lui voue ne sera plus réciproque.

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Je le laissais jouer, les deux pieds dans la rigole d’eau. Des passants me jetaient des regards étonnés, pas désapprobateurs, simplement surpris. Pourtant, à quoi servent les bottes de pluie à part faire clapoter les flaques d’eau ? Il souriait, comme d’habitude, parce qu’il « ne peut pas s’en empêcher. »* Tant de joie, c’est presque indécent parfois. Avant son avènement, c’est la tristesse que je trouvais indécente, car trop banale, trop évidente. Je n’aime pas les solutions de facilité, ni les raccourcis, alors j’ai accepté que mon fils suive le cours de l’eau même s’il nous éloignait de chez nous. Il en a profité pour faire un câlin à un arbre qui avait un « bobo », c’est à dire un petit morceau d’écorce en moins sur son tronc fin.

« — Est-ce que le soleil joue aux petites voitures, maman ?
— Je ne crois pas qu’il puisse faire ça.
— Est-ce qu’il joue avec les nuages alors ?
— Pourquoi pas ?
— Est-ce que la pluie peut devenir de la neige ? s’il te plaît maman !
— Je ne contrôle pas le temps mais pendant l’hiver, oui, il y aura sûrement de la neige. L’automne commence à peine.
— Bah oui, je sais maman, évidemment ! »

Entre deux averses, nous avons poussé la petite barrière blanche du parc Villebœuf.
« — Qu’est-ce qu’il veut dire ce panneau ?
— Que le parc est interdit aux chiens.
— Alors pourquoi y a-t-il un gros chien là-bas ? Regarde !
— Parce que les gens ne respectent pas toujours les panneaux.
— Mais pourquoi ?
— Parce qu’ils ne sont pas aussi sages que toi.
— Non, c’est parce que moi je suis très très très très très très très grand, donc je suis très très très très très très très sage. »

Comme souvent, ces derniers temps, il a ignoré toboggan et tourniquet pour se précipiter vers « la maison », à savoir un trou dans les buissons. Il a soufflé sur un pissenlit blanc et cueilli une coccinelle avec son pouce et son index. Par certains côtés, l’automne rappelle le printemps. J’ai vérifié qu’il ne mettait pas l’insecte dans la petite poche avant de son sac à dos. La semaine dernière, par hasard, j’en ai trouvé une dizaine, un début d’élevage qui aurait pu se transformer en cimetière de bestioles rouge et noir. J’aimerais croire que ces animaux portent bonheur. Ensuite, mon fils m’a servi un repas de brins d’herbes et de feuilles mortes posés au centre d’une pierre, puis nous sommes passés par le petit marché acheter un potimarron et une courge doubeurre.

Près de la porte d’entrée de notre immeuble, à mi-chemin de la montée, il m’a demandé tendrement : « maman, tu peux me faire un câlin, s’il te plaît ? » J’ai failli répondre qu’il pouvait attendre trois minutes, le temps de fermer la porte et de poser mon sac par exemple, et puis je me suis ravisée, parce qu’un câlin ça n’attend pas. Parce qu’en sentant son corps fragile contre le mien et le parfum de ses cheveux, j’ai imaginé le jour où il se pencherait vers moi pour me faire la bise, sa joue rendue rugueuse par la barbe contre ma peau ridée. Quelle sera son odeur, alors, quand je l’embrasserai ? M’émotionnera-t-elle encore autant ?

A moins que je n’ai disparu entre temps, emportée par un cancer ou une cirrhose, fauchée par une voiture ou par un appareil de musculation défaillant, les os brisés par une chute dans un marathon, va savoir. A moins qu’il n’ait disparu entre temps, à cause d’un défi ou d’une expérience dangereuse à l’âge où j’aimais tant risquer ma vie, d’une tragédie amoureuse, ou simplement de la réalité qu’il sera devenu incapable de déformer. De la tristesse d’un monde où on détruit les arbres auxquels il fait des câlins et où les buissons ne sont rien d’autre que de la végétation. Même si j’essaierai d’attiser nos souvenirs, de lui rappeler les cueillettes de coccinelles, les moustaches de chocolat chaud, le goût de la pâte crue sur la spatule en bois, les chatouillis au creux du nombril sur la balançoire, et tout ce qui s’ensuit, ce ne sera pas suffisant. Le petit enfant qu’il était lui sera en partie étranger, comme l’adulte qu’il sera devenu pour moi.

J’ai peur à l’idée de voir l’émerveillement naïf disparaître de ses yeux noisettes. Comment le consolerai-je lorsque, à ses yeux, je ne serai qu’une vieille femme agaçante et envahissante ? En tout cas, je ne lui ferai pas le serment que m’a fait ma mère. Jamais, je le jure, je ne lui dirai : « si tu mourrais, je me suiciderais ». Même si je suis presque certaine que je le ferais, il devra l’ignorer. Je lui ai offert la vie, sa vie, ce cadeau empoisonné, et tôt ou tard elle sera déjà assez lourde à porter sans y ajouter la mienne. Il faudra que j’accepte de ne plus pouvoir guérir ses maux quand mes bras ne suffiront plus à soigner tous ses bobos, quand il aura cessé de croire que je sais tout et donc de m’admirer, quand il aura oublié l’intensité avec laquelle il m’a aimée.

* Comme l’a fait remarquer son père, avec un mélange d’admiration et d’incompréhension dans la voix.

14 commentaires sur “Quand l’amour inconditionnel que je lui voue ne sera plus réciproque.

  1. Oh… Très belle note.

    Les deux derniers paragraphes sont très intenses.

    Pour ma part lecture très bien accompagnée musicalement par « People always look better in the sun » et « We might be dead by tomorrow » de Soko.

    1. Merci beaucoup.

      En l’écrivant, je n’écoutais pas de musique. En fait, je l’ai en partie « écrite » dans ma tête au fur et à mesure de la balade. Mais en essayant de trouver une musique adaptée avant de « publier » mon texte, la seule qui me venait à l’esprit était « Mistral Gagnant » de Renaud. « Le temps est assassin et emporte avec lui les rires des enfants… » Je n’avais pas envie de la mettre parce que tout le monde la connaît et aussi parce qu’elle faussait en partie ce que je souhaitais exprimer. J’essaierai de me relire en écoutant Soko.

  2. Tu as raison, il est très beau ton texte. Mais j’aime aussi les autres, tu as une vraie tonalité, un rythme (oui, du coup, j’ai un peu remonté les archives).

    1. Je suis contente que tu aies eu la curiosité de passer ici, et même de t’attarder un peu. Je guette l’apparition de chacun de tes textes alors, forcément, ce compliment a une saveur particulière.

  3. J’avais une réflexion tout à fait similaire, à la fois en voyant mon fils attaquer la découverte de la vie avec un enthousiasme contagieux, et en évoquant la Shoah avec ma fille.

    Ce moment où tout n’est jeu qui petit à petit fait place à « la vraie vie », comme on dit.

    Et l’amour de nos enfants pour nous qui change en grandissant.

    Profitons profitons profitons profitons….

    1. Ce doit être encore plus flagrant dans cette situation, en effet, avec un fils encore bébé et une fille qui a l’âge de raison.

      Si j’avais conscience, avant même d’avoir un enfant, de cette transition et de ce qu’elle impliquait, je n’ai pensé que très récemment au changement du lien amoureux mère-enfant. Et ça m’a beaucoup angoissée. Pourtant, l’une et l’autre sont liés de manière évidente.

      Oui, et comme je l’écrivais à quelqu’un qui, sur Twitter, soulignait la tristesse de mon texte, en avoir conscience n’empêche pas de profiter de l’éphémère, au contraire.

    1. Non, en réalité je n’ai jamais participé à un marathon (ni à une course d’ailleurs), mais j’ai l’impression que je commence à avoir assez d’endurance pour me lancer dans un avenir pas trop lointain.

  4. Le dernier paragraphe résonne beaucoup en moi, je crois aussi que la vie peut parfois être un « cadeau empoisonné », et je n’ai pas envie d’offrir ce cadeau. Et puis, c’est vrai que si avoir des enfants est à la base une décision très égoïste, finalement les enfants ne nous appartiennent pas, et ils s’échappent vivre leur propre vie. Je ne sais pas non plus si je pourrai le supporter.

    Dans ton texte, on ressent très bien cette angoisse, mais en même temps, à travers les mots, il y a tout l’amour que tu lui portes. C’est très mélancolique, j’aime beaucoup.

  5. Je te remercie, d’autant que tu m’as vraiment comprise oui. Cela dit, je suis une angoissée, qui tolère très mal l’idée de mourir un jour, mais à côté de ça, j’aime la vie et je crois que ça vaut la peine d’exister. C’est bien que mon enfant existe, avec ses traits physiques, son caractère, sa personnalité, je trouve ça beau, je suis émerveillée par sa beauté. Alors je ne regrette pas le cadeau empoisonné… C’est tellement bien qu’il soit là, quel que soit le temps que ça durera, avec ou sans moi.

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