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Erase/Rewind (18 juin 2003)

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Elle est présente à l’occasion, ramenée par la marée, rapportée par des connaissances communes. J’ai oublié son prénom quelques minutes après qu’elle me l’ait révélé. De toute façon je n’aurais pas besoin de l’appeler ou de l’interpeller… Nous ne nous connaitrons jamais assez pour ça. Je la croise toujours dans ce contexte clair obscur, entre des verres et des cendres. C’est juste avant l’aurore, dans la brasserie glauque qui sert de refuge aux noctambules paumés, celle où alcool et nourriture peuvent se consommer toute la nuit. Les gens qui m’entourent sont ivres. Je n’ai pas bu d’alcool, cependant mes pupilles dilatées sont toutes aussi suspectes que leurs voix fortes et leurs gestes maladroits. A côté de moi, elle se balance d’avant en arrière, glisse sur sa chaise, tout en crispant ses ongles – vernis rouge écaillé – sur la table afin de rester à distance du trottoir. Je lui demande comment elle se sent, pour être gentille, pour parler, ou parce qu’elle est jolie… Ce n’est pas par inquiétude en tout cas : plus rien n’est inquiétant à cette heure, en ce lieu, etc. Elle se tourne vers moi… Son regard est vague, comme si ses yeux flottaient, séparés de son corps. Sans le frôlement de sa peau et son souffle sur mon épaule nue, je la croirais spectrale. Pendant quelques secondes ses lèvres remuent mollement, puis elle me répond dans un tremblement “c’est merveilleux. J’aime l’ivresse !” Elle sourit. Elle tombe.

Je reste bêtement inerte parce que mon cerveau joue au disque rayé : “elle est tombée sans faire un seul bruit elle est tombée sans faire un seul bruit elle est tombée sans faire un seul bruit…” Quelqu’un lui tend la main… Elle se relève, rougissante mais toujours souriante. Je verse de l’eau dans ma gorge desséchée – c’est quand même le seul effet secondaire désagréable de ces cachets magiques – puis je reprends mon sac posé sous la table, en extrait les écouteurs du baladeur pour les placer dans mes oreilles – réflexe – me lève et pars. Elle me rattrape en titubant “hé qu’est-ce que tu fous ? Si tu t’en vas, tu pourrais au moins dire au revoir !” J’avais plus ou moins oublié leur existence à tous… Dit-on au revoir aux figurants ? Je bredouille “ah oui, désolée, je suis un peu défoncée tu sais…” (Juste un peu), embrasse des joues moites, et me sens de plus en plus soulagée à mesure que je m’éloigne. Je savoure la légère brise, constate que je dois avoir une démarche étrange parce que c’est difficile de faire fonctionner ses pieds quand aucune surface tangible ne les porte, regarde les passants qui sont flous et agités de soubresauts fascinants, avant de réaliser que je n’ai pas du tout envie de rentrer chez moi, tout en ne sachant pas où aller. Je m’assois sur le perron de mon immeuble, le temps d’une cigarette, le temps de décider.

Une voix masculine me demande : “tu mets souvent du cuir rouge ?” Je lève la tête pour regarder l’individu qui m’a parlé avant de dire : “ce n’est pas du cuir. Oui, je mets souvent du rouge”. Il affirme : “j’adore”. Je reste silencieuse. “Tu veux boire un verre ?” “Plutôt un café… Et un verre d’eau aussi”. “Ah cool, toi t’es le genre de fille qui sait précisément ce qu’elle veut”. Cette remarque provoque un fou rire nerveux intense, interminable, quelque peu grinçant. Sitôt qu’il est maîtrisé, je me lève (sous son regard éberlué) en annonçant simplement “je te suis”. Je remonte cette rue aixoise (que je hais), toutes les vitrines sont encore cachées par une grille… On s’installe sur une terrasse du Cours Mirabeau. Le soleil se lève derrière les bâtiments aux devantures tarabiscotées, ça pourrait rendre la ville jolie. Il parle, parle… C’est du français vraisemblablement, mais je l’interprète aussi mal qu’une langue étrangère. Je pourrais presque voir les syllabes flotter autour de moi. Je perçois “t’es bizarre”, et réponds “il paraît.” “Mais la philo ça ne mène à rien, non ?” “Il paraît.” “Et c’est quoi ton rêve dans la vie ?” Je contemple la table en imitation marbre, tire sur ma cigarette, expire lentement la fumée, dessine des figures géométriques dans la buée du verre… Il s’impatiente : “alors ?” “C’est peut-être d’avoir un rêve, justement”. Il attend. Je n’aime pas le silence, ce qui m’oblige à développer “un but, un objectif, le truc qui donne envie d’avancer”.

Ce texte est tiré de mon journal intime papier (reformulé en dehors des phrases entre guillemets, j’écrivais un peu différemment à l’époque). En le relisant, je me suis d’abord demandé ce qu’étaient devenus ces gens (alors qu’on s’en moque en réalité, forcément, n’est-ce pas ?). Ensuite et surtout, j’ai compris que je ne l’avais toujours pas, ce truc là… Le but, le rêve, l’objectif. Aujourd’hui moins que jamais, finalement.

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