Il y a les lettres écrites avec application, penchée sur la table. Et puis les bouts de papier griffonnés, listes et autres bloc-notes noircis sur un coin de tablette sncf, ou sur un oreiller. Cette note appartiendra plutôt à la seconde catégorie, parce que je n’ai pas le temps de m’épancher, de toute façon il me faut taire ce que je souhaiterais réellement raconter. J’ai une note de rupture déjà rédigée dans la tête, mais je n’ai aucune intention de rompre. Elle serait belle pourtant… J’espère ne jamais lui donner de réalité autre qu’imaginaire. Ce ne sont que ces instants masochistes pendant lesquels je visualise voluptueusement mes angoisses. Le manque de sommeil me fait souvent cet effet là. Le manque de sommeil me rend un peu folle en général. Comme hier, quand Le chat miaulait à proximité du lave-linge, je me suis clairement vue saisir l’animal, le mettre dans la machine, et 30 degrés programme express 30 minutes essorage “séchage tissus délicats”. Quelle horreur… Ensuite j’ai commencé à réfléchir à cette histoire : à la suite d’un traitement créé par l’Etat et administré de force à la population pour lutter contre la dépression massive des citoyens – les suicides – la consommation effrayante d’antidépresseurs – le chômage – la crise économique – l’insécurité et autres visions apocalyptiques journalistiques quotidiennes, les gens seraient totalement privés d’inhibitions et de capacité de réflexion, ils se contenteraient de dire et de faire tout ce qui leur passerait par la tête. Non, en réalité, j’ai eu cette idée pour la première fois le lendemain de la nuit qui a disparu dans l’alcool, celle qu’il m’a racontée lorsque je me suis réveillée amnésique. En découvrant mon comportement de la veille, j’ai compris que les inhibitions étaient absolument nécessaires. Bon, bref. En temps normal, dans mes notes, je régurgite des morceaux de ma semaine… Je communique mon doigt dans la gorge, ou au contraire mon goût agréable dans la bouche, souvent un peu des deux. Je n’ai aucune raison de le faire, ce n’est qu’une habitude, sait-on jamais vraiment d’où vient une habitude ? Alors, donc… Il y avait deux paquets de cigarettes sur ma table : l’un vide, l’autre plein, et j’ai emporté le mauvais : c’était un jeudi à 7 h 52 précisément (je pars de chez moi à 7 h 49 ou à 7 h 52, même lorsque j’ai décidé de m’en aller à 7 h 50 exactement : c’est l’un des mystères de mon existence, comme les chaussettes dépareillées). Après coup, je pense que cette erreur symbolise aisément tout le jeudi, le vendredi matin aussi. Des choix apparemment identiques, un geste irréfléchi, et me voilà dans une situation inconfortable pendant les huit heures suivantes. Je me rappelle aussi de cette sensation de malaise très particuliere, inédite, qui m’a saisie. En cherchant son origine, je me suis rendue compte que les étagères coulissantes devant et derrière moi s’apprêtaient à m’écraser, il m’était déjà impossible de ressortir. La surprise me rendait muette. Quand le métal a touché ma peau, j’ai réussi à crier “attention je suis là !”, “oh pardon j’ai failli vous tuer !” De toute façon, je m’étais déjà rendue compte de mon invisibilité quelques heures auparavant : tous les clients étaient servis et personne ne me voyait – quand mon père m’envoyait chercher du pain à la boulangerie en sortant de l’école, les adultes passaient tous devant moi en me contournant comme si je n’étais qu’un objet au milieu de leur trajectoire, “il faut t’imposer, ne te laisse pas marcher sur les pieds !” oui mais j’ai toujours eu peur de déranger… Parfois, presque tout le temps, je suis comme privée d’enveloppe corporelle aux yeux des autres, de présence et de voix. Néanmoins, le soir même, Patti Smith me ranime… Il faudrait tout de même noter quelques petites choses à propos de ce concert : sa voix intacte, ses jeux de scène, ce rock qui émane d’elle toute entière. Oui, même si c’est un cliché sans grand sens, j’ose dire ce qui m’est venu à l’esprit en la voyant : Patti Smith est une incarnation du rock. Le temps ne semble lui avoir laissé que quelques rides et des cheveux gris, pour le reste je suis face à une gamine allumée qui bavarde avec le public, s’offre un bain de foule, et nous raconte comment nous avons tous la possibilité de donner un sens et une direction à nos vies… Une excitation jubilatoire parcourt l’assemblée. En regardant le public, je remarque, amusée, que je ne suis pas la seule à être venue avec mon père. De nombreuses familles m’entourent, ses disques se transmettent sur deux à trois générations. Ces deux jours en compagnie paternelle étaient très agréables, par ailleurs. Nos problèmes relationnels disparaissent au fur et à mesure que je vieillis. Je pourrais écrire “au fur et à mesure que nous vieillissons”, sauf que ce serait faux. Lui est semblable à ce qu’il a toujours été, mais maintenant je peux le comprendre, lui parler, sans le sentiment d’infériorité qui pourrissait nos rares dialogues il y a quelques années. Aujourd’hui je sais que “Finalement on ne t’a pas ratée, c’était pourtant pas gagné avant ta conception” signifie : “tu es belle même si tes parents sont moches” – “tu n’es pas trop tarée malgré tes antécédents” – “je suis plutôt fier de ce que j’ai commis par accident ” [rayer la mention inutile]. Bref, c’est un compliment dissimulé, mon père est adepte du “je ne te hais point”. Samedi, face à l’Amant, j’ai constaté : nous, nous ne vivons pas d’amour et d’eau fraiche, nous vivons d’alcool et de baise. C’était un de mes rares moments de lucidité pendant ce week-end. Sans doute ma pensée la plus profonde, c’est dire. Cette situation me convient parfaitement, admettons-le, même si je me sens un peu comme si j’étais immobilisée au milieu d’une plage, à regarder la marée monter tout autour de moi pendant que je perds pieds, en espérant ne pas m’être noyée quand elle redescendra. Finalement, les matins de nuit blanche ne sont pas toujours froids, blafards, pluvieux. Dimanche, il faisait chaud dans la rue de la République. Nous nous tenions la main, non pas comme des amoureux, mais comme on s’accroche à une béquille. Parce que sans cette aide mutuelle, il nous était simplement impossible de ne pas tomber sur le trottoir. Ce qui ne nous empêchait pas de tituber, et je m’excuse auprès des propriétaires de rétroviseurs, de pylones et de lampadaires. En dépit des bleus je ne ressentais aucune douleur, semblable à une anesthésiée qui aurait pris une bonne dose de substances euphorisantes, c’était merveilleux. Le manque de sommeil peut aussi avoir cet effet là : rire sans raisons et dire des n’importe quoi idiots qui paraissent très drôles sur l’instant. En revanche, dés qu’il a parlé d’avenir et de vivre ensemble, je n’ai pu m’empêcher de répondre : “je n’en suis pas à concevoir un avenir avec toi etc.”, car on ne peut rien projeter entre deux eaux, ou entre une bière blonde et un picon plus précisément, quand on marche en arcs de cercles tremblants sur un sol céleste, sous un ciel vacillant [intervertissez les adjectifs comme bon vous semblera]. Mais ce n’est pas comme si j’étais une fourmi, une abeille, ou n’importe quel être capable de construire quelque chose méthodiquement. Je ne bâtis pas, ne déconstruis pas forcément non plus, je suis attirée par les chantiers. Avant même de monter sur une grue, ivre avec des bouteilles sur le dos, au milieu de la nuit avec lui (quand j’y pense, c’était notre première rencontre et tout y était déjà), je préférais l’inachevé au résultat. Maman m’a redit : “t’es comme moi t’es une cigale” : je chante, danse et jette mon argent en fumée, l’hiver est encore loin. J’aurais bien aimé raconter aussi le pilier de bar, le – “ronds comme vous êtes allez au Tonneau, c’est à droite au milieu des marches” – Tonneau, et beaucoup d’autres fragments, mais mon somnifère va m’achever d’une seconde à l’autre, et je ne vous faciliterai même pas la lecture en mettant des paragraphes dans ce texte trop long. Terminons ainsi : dimanche après-midi, il pleuvait derrière la fenêtre entrouverte, quand les objets ont été pris dans une ondulation “stilnoxienne”. Fascinée, comme à chaque fois, par mes hallucinations naissantes, j’ai réalisé : ces mouvements, l’écran flou, l’orage, les Cocteaux Twins dans le fond… Tout cet ensemble pourrait servir de décor à un film d’horreur, alors pourquoi est-ce que je me sens aussi sereine, en sécurité, dans l’irrationnel-irréel ? Je suis ainsi, même s’il m’arrive d’en être désespérée. Mes yeux viennent de se poser sur (les lettres gondolées du titre) “Nouvelles et textes pour rien” de Samuel Beckett, alors ma note se terminera par un éclat de rire “autodérisoire”.
En vrac :
je suis agacée depuis que j’ai reçu ce mail : “1. Alors que vous êtes assis à votre bureau, levez votre pied droit du plancher et faites lui faire des cercles dans le sens des aiguilles d’une montre. 2. Pendant que vous faites des cercles avec votre pied droit, dessinez le chiffre 6, dans les airs, avec votre main droite. Votre pied change de direction ! il n’y a rien que vous puissiez y faire.” J’ai perdu mon temps à ce petit jeu pendant plus de 20 minutes, sans parler des 15 minutes de réflexion suivantes. Sur ma petite table, les livres qui m’attendent s’intitulent : rien ne me manque – nouvelles et textes pour rien – petite terre vaste rêve – Je n’est pas moi – L’élégance du hérisson – la faculté de l’inutile. Je choisis les romans en fonction des titres, selon mon humeur, donc comprenne qui pourra. Je ne monte plus l’escalier qui va à la mezzanine qu’à quatre pattes (je le descends sur deux pattes, ou sur les fesses selon l’heure), sous le regard très intéressé du Chat. Demain matin j’aurais oublié toute cette note, c’est rassurant (à court terme). Le monde bouge beaucoup trop vite, il faut commencer à ramper vers le lit. Je suis étrangement satisfaite de savoir l’effet que ça fait d’être une chauve-souris.