Il y a deux ans, dans le cahier qui me sert occasionnellement de journal intime, j’écrivais : “j’ai l’impression de conduire en voiture dans un virage interminable. Je roule trop vite mais je ne peux pas m’arrêter parce que d’autres véhicules me poussent trop fort en avant. J’essaie de rester sur la route et je frôle sans cesse un fossé vertigineux. Et même si j’ai envie de continuer, il y a des jours où je serais tentée de me laisser tomber dans le fossé pour cesser d’être aussi fatiguée. Surtout quand je réalise que je ne sais même pas ce qui m’attend derrière le virage.”
J’ai peur. Pour tourner la page, il reste encore tout un tas de choses à faire en un temps très limité. Je suis fatiguée par ce qui précède. Je ne sais plus par où commencer. Parfois, on se retrouve face à un amas de noeuds qui semble très compliqué, alors qu’en fait il suffit d’en tirer un bout pour que tout se défasse naturellement en une seconde. Si ça se trouve, c’est aussi simple que ça, mais je n’ose pas essayer par peur de tout agraver, par peur de… je ne sais pas quoi en fait. J’alterne entre impatience frénétique et angoisse. L’impatience telle qu’on peut l’éprouver quand un voyage, prévu depuis longtemps, est sans cesse retardé, le passeport n’est pas correct, la valise est introuvable, il reste toujours quelque chose à gérer et à organiser, etc. Alors je m’agite, je trépigne, entre surmenage et implosion. Et puis il faut faire des choix toute seule comme une grande, puis les assumer. Il n’y a plus personne pour m’aider à m’orienter…
La nuit je fais des rêves cauchemardesques, tous différents mais tous sur le même thème finalement. Par exemple, je suis dans une pièce où est diffusée une musique que je trouve insupportable, trop forte, lancinante, déprimante, et je ne peux pas l’éteindre car personne ne l’entend à part moi. Elle n’existe pas dans la pièce, aucun lecteur audio ne la diffuse. Pourtant je suis absolument convaincue qu’il me suffit de sortir de la pièce pour ne plus entendre la musique. Mais je n’arrive pas à ouvrir la porte… Je suis déjà terrifiée quand je me contente de poser la main sur la poignée. Alors je reste bêtement coincée là, en sanglotant. De temps en temps je demande de l’aide, et tout le monde répond à côté de mes questions. Je n’arrive pas à quitter cet endroit.
En fait c’est complètement grotesque quand j’y pense : je m’apprête à exercer le travail que je désirais faire depuis des années et je n’ai jamais eu autant envie de renoncer ; J’ai enfin la possibilité de ne plus dépendre d’Eux, et j’ai envie d’aller me cacher sous la jupe de maman ; Quand j’ai le temps libre nécessaire pour venir à bout de tout ce qu’il me reste à faire, je reste connement immobile, déboussolée, à regarder tous ces fils qui m’enserrent en me demandant lequel il faut couper.
(Submergée par ce présent dont je n’arrive pas à sortir – effrayée par l’imprévisibilité de ce qui suit – paralysée à la moindre initiative par la peur de tout foutre en l’air – agacée par mon incapacité à trouver la sortie tout en la sachant proche de moi….)
[Ce matin, je repensais à cette nouvelle de Dostoïevski dans laquelle le héros, habitué à être malheureux et insatisfait, devient fou quand ses rêves se réalisent enfin parce qu’il est persuadé de ne pas les mériter.]