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Notre besoin de consolation est impossible à rassasier

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“En ce qui me concerne, je traque la consolation comme le chasseur traque le gibier. Partout où je crois l’apercevoir dans la forêt, je tire. Souvent je n’atteins que le vide mais, une fois de temps en temps, une proie tombe à mes pieds. Et, comme je sais que la consolation ne dure que le temps d’un souffle de vent dans la cime d’un arbre, je me dépêche de m’emparer de ma victime. Qu’ai-je alors entre mes bras ? Puisque je suis solitaire : une femme aimée ou un compagnon de voyage malheureux. Puisque je suis poète : un arc de mots que je ressens de la joie et de l’effroi à bander. Puisque je suis prisonnier : un aperçu soudain de la liberté. Puisque je suis menacé par la mort : un animal vivant et bien chaud, un coeur qui bat de façon sarcastique. Puisque je suis menacé par la mer : un récif de granit bien dur. (…) Personne ne peut énumérer tous les cas où la consolation est une nécessité. Personne ne sait quand tombera le crépuscule et la vie n’est pas un problème qui puisse être résolu en divisant la lumière par l’obscurité et les jours par les nuits, c’est un voyage imprévisible entre des lieux qui n’existent pas. (…). Je peux rester assis devant un feu dans la pièce la moins exposée de toutes au danger et sentir soudain la mort me cerner. Elle se trouve dans le feu, dans tous les objets pointus qui m’entourent, dans le poids du toit et dans la masse des murs, elle se trouve dans l’eau, dans la neige, dans la chaleur et dans mon sang. (…) Je ne possède pas de philosophie dans laquelle je puisse me mouvoir comme le poisson dans l’eau ou l’oiseau dans le ciel. Tout ce que je possède est un duel, et ce duel se livre à chaque minute de ma vie entre les fausses consolations, qui ne font jamais qu’accroître mon impuissance et rendre plus profond mon désespoir, et les vraies qui me mènent vers une libération temporaire. Je devrais peut-être dire la vraie vie car, à la vérité, il n’existe pour moi qu’une seule consolation qui soit réelle, c’est qui me dit que je suis un homme libre, un individu inviolable, un être souverain à l’intérieur de ses limites. Mais la liberté commence par l’esclavage et la souveraineté par la dépendance. (…) Lorsque la dépression arrive finalement, je suis son esclave. Mon plus grand désir est de la retenir, mon plus grand plaisir est de sentir que tout ce que je valais résidait dans ce que je crois avoir perdu : la capacité de créer de la beauté à partir de mon désespoir, de mon dégoût et de mes faiblesses. Avec une joie amère, je désire voir mes maisons tomber en ruine et me voir moi-même enseveli sous la neige de l’oubli. Mais la dépression est une poupée russe et, dans la dernière poupée se trouve un couteau, une lame de rasoir, un poison, une eau profonde et un saut dans le grand trou. Je finis par devenir l’esclave de tous ces instruments de mort. Ils me suivent comme des chiens, à moins que le chien ce ne soit moi. Et il me semble comprendre que le suicide est la seule preuve de la liberté humaine. (…) Mais tout ce qui m’arrive d’important et tout ce qui donne à ma vie son merveilleux contenu : la rencontre avec un être aimé, une caresse sur la peau, une aide au moment critique, le spectacle du clair de lune, une promenade en mer à la voile, la joue que l’on donne à un enfant, le frisson devant la beauté, tout cela se déroule en dehors du temps. (…) Une vie humaine n’est pas une performance, mais quelque chose qui grandit et cherche à atteindre la perfection. Il est absurde de prétendre que l’homme soit fait pour autre chose que pour vivre (…) L’important est qu’il fasse ce qu’il fait en toute liberté et en pleine conscience qu’il est une fin en soi. (…) Où est maintenant la forêt où l’être humain puisse prouver qu’il est possible de vivre en liberté en dehors des formes figées de la société ? Je suis obligée de répondre : nulle part. Si je veux vivre libre, il faut pour l’instant que je le fasse à l’intérieur de ces formes. (…) Telle est ma seule consolation : je sais que les rechutes dans le désespoir seront nombreuses et profondes, mais le souvenir du miracle de la libération me porte comme une aile vers un but qui me donne le vertige : une consolation qui soit plus qu’une consolation et plus grande qu’une philosophie, c’est-à-dire une raison de vivre.”

Extraits de Notre besoin de consolation est impossible à rassasier de Stig Dagerman, (1952). Actes Sud.

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