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mauvaise actrice

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Je supporte d’être caissière, lorsque je joue à l’être. Je prends un ton de voix enjoué, je ne dis plus seulement bonjour et merci, mais “bonjour madame / monsieur” – “merci beaucoup” – “votre monnaie et votre ticket” -”je vous souhaite une très bonne journée”. Je vais jusqu’à faire la conversation avec la mémé qui en meurt d’envie (ça se lit dans son regard), “il fait froid aujourd’hui, mais y paraît que ça va se radoucir” ; “ah bon, vous allez faire un gratin de légumes ? Et quelle est votre recette ? Ma grand-mère ne les fait pas tout à fait comme ça, elle n’utilise pas de crème fraiche et…”. Je dis “bien sûr, donnez-moi vos centimes, ça vous débarrassera”, même lorsque je pense “tu me refiles toute ta monnaie 30 secondes avant la fermeture, génial, je vais passer 1 demi-heure à compter les pièces au lieu de fermer ma caisse”. En fait, ce qui est bizarre, c’est que j’utilise une image de la caissière, quelque chose qui vient de je ne sais où dans ma tête. C’est un peu comme si je devais vendre du poisson sur un marché et que, les mains sur les hanches, je me mettais à crier “il est frais mon poisson…”, uniquement parce que je me représente la poissonière comme une bonne femme sympathiquement vulgaire qui hurle sur les marchés. Bref, quand je joue mon petit rôle social (qui n’est finalement qu’un énorme cliché), le temps passe plus rapidement, et je ne fais jamais la moindre erreur, étant donné que mon interprétation m’oblige à être concentrée. Malheureusement, je suis incapable d’être comédienne plus de quatre heure. En général, c’est au bout de 3 heures 30 que je commence à me lasser. Petit à petit, mon sourire laisse la place à une profonde expression d’ennui (que je combats régulièrement pourtant), mes gestes sont plus lents, je pars dans des rêveries décousues et je me vois dans l’obligation de faire répéter les phrases des clients trop bavards. Quand je suis dans le magasin depuis 9 heures, je n’arrive plus à dissimuler ma volonté de quitter cet endroit le plus rapidement possible. Toi, la cliente qui m’a dit “et merci pour le sourire” en me jetant un regard noir, tu n’imagines pas à quel point tu as pu me blesser. J’aimerais tellement être chaleureuse de la première à la dernière minute de travail… Que je sois désagréable ou non ne changera rien, mon temps de présence sera le même, donc autant exercer ce métier le mieux possible, c’est ce que je me dis chaque matin. Mais je crois qu’il y a comme une réaction de survie de la part de ma conscience, un moment où il faut décrocher pour éviter de devenir folle. Je dois quitter la planète Monop pour ne plus faire attention aux remarques racistes, machistes, ou simplement stupides ( par exemple, si j’avais été plus déconnectée, je n’aurais pas entendu le con qui m’a dit : “je suis content que les espagnols soient dans la merde, ils l’ont bien mérités, autant que les américains qui ont crevés le 11 septembre”), ne plus répéter mécaniquement, pour la centième fois, en même temps que mademoiselle Agnès dans la radio “mesdames il vous faut un trench coat, une vie sans trench n’est pas une vie”, ne plus accorder d’attention à ce bruit perpétuel… bref, se légumifier jusqu’à en oublier de sourire. D’ailleurs madame, tu ne m’avais pas souri, car même en plein coma, je réponds aux sourires des gens. Quand une madame dans ton genre me fait ce style de remarque, d’autres me disent “bon courage” ou me proposent des bonbons, et celles-là, bizarrement, elles me redonnent envie de faire un dernier effort.

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