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L’ombre au tableau

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Lorsque ma mère s’éloignait de mon père après une dispute, j’avais peur de ne jamais la voir revenir, tout en évitant de formuler cette pensée. Comme le froid et l’obscurité de la cave, les nuits à guetter le retour de la voiture parentale, l’hospitalisation de J., et beaucoup d’autres choses dont certaines moins graves : un mensonge deviné, une trahison supposée… Quand le voile commence à se lever indépendamment de ma volonté, j’en referme bien vite les bords tant que c’est encore faisable, je camoufle craintivement une vérité possible… Nous sommes sur les quais et le voile se lève. Une bouteille de Heineken pêche dans la rivière, cul vers le ciel gris et tête dans l’eau verte comme les canards ; “ce serait intéressant de la suivre jusqu’au moment où le courant devient plus fort” ; mais non, c’est inutile, elle finira par se noyer, d’ailleurs le sol sous l’eau doit être un vrai cimetière de verre, j’en ai vu passer tant avant elle suivant la même trajectoire…
Son visage est réjoui, satisfait, donc je dois m’étourdir encore pour éviter cette sensation bien connue, le soupçon qui se promène dans un coin de ma tête. Ce n’est qu’une ombre, partiellement éclairée, j’évite de la mettre en lumière… Mais elle est là en arrière-plan, cette phrase tentatrice : désormais il me semble qu’une rupture ne me ferait pas souffrir. Sous mes yeux, il a écrit “nous sommes retombés éperdument amoureux” ; je n’ai pas osé dire que ce “nous” méritait quelques nuances, un “peut-être”, un “on dirait que” ou un “apparemment”… J’aime sa présence, il n’y ni heurts ni cris, nos émotions sont en phase…. L’équipage se complète très bien donc le bateau vogue paisiblement pour l’instant. Mais je me sens trop libre (avec ou sans lui) pour mériter le qualificatif “éperdu”. Par hasard le courant me maintient près de lui et tant que le trajet est agréable, nul besoin de le modifier ; par hasard aussi, quelque chose pourrait m’attirer ailleurs : un autre rivage opposé ou un simple mirage, et je me laisserais dériver loin de lui sans hésiter. A se demander si, au fond, il n’est pas qu’un “en attendant”. En attendant quoi ?…
La nuit s’étend, je mords dans le fruit ; Son amour m’enveloppe et j’oublie le doute qui n’est qu’une ombre parmi tellement d’autres ; Celle-ci réapparaît quand il n’est que tendresse dégoulinante, à cause du décalage ; Je remercie sans dire “moi aussi”. Ce soupçon rend ma situation confortable parce qu’il s’ensuit un drôle de sentiment d’invincibilité, de force… Pourtant c’est agaçant. Après cette dépendance amoureuse, longue et étouffante, il est insensé de s’apercevoir, au moment où il revient, que finalement… Je préfère ne pas terminer cette phrase, ignorer son aboutissement, pour ne pas regretter une conclusion hâtive…
Je n’ai vraiment aucune raison d’en vouloir à celui qu’il est aujourd’hui… Ce n’est peut-être qu’une histoire “d’antérieur à”, “d’avant que”, etc., et alors ça passera quand les bons souvenirs récents feront oublier les détritus passés… (J’essaie d’espérer). Il y a eu ces deux phrases dans notre discussion, totalement anodines, surtout qu’il y avait mis des conditionnels. Mais malgré tout, il donnait des orientations à ma vie alors que je n’avais pas sollicité son avis et ça m’a laissé comme un sale relent d’autrefois. Ce ne sont que des détails, je ne les aurais pas remarqués s’ils venaient d’un autre, oui je sais… Je répète : les associations d’idées sont incontrôlables. Autant que mon appréhension à l’idée de prendre ce train pour rejoindre son appartement ce soir. Je vois déjà les montagnes qui défilent, les noms des gares, la route sur laquelle j’ai déjà marché dans tous mes états ; l’escalier et sa fenêtre habitée par des araignées qui m’ont vue fumer en pyjama le matin où il m’avait mise dehors ; la sonnette pressée par mes doigts hésitants ; le couloir et mes valises à l’entrée… J’y suis allée pour la dernière fois la veille du départ en Irlande. J’y étais la nuit des cris et des objets projetés, de mes affaires rassemblées au bord de la porte de sortie. C’est débile : ce n’est qu’une ville, un immeuble, des murs, donc il n’y a pas de quoi avoir la trouille au ventre, bordel. Et pourtant…
Par le passé, j’ai successivement comparé cette histoire à une peinture recouverte d’une mauvaise croute faite de déceptions mutuelles, qu’il fallait gratter pour redessiner le nous, puis à l’effondrement d’une construction et “il ne reste presque rien de ce qui était”. J’avais tort, l’image était fausse. En réalité, il en reste toujours trop, des fragments, des ruines encore fumantes… L’anéantissement n’est que partiel, en dépit de notre capacité à nous détruire mutuellement. Dans les débris, je trouve les raisons de l’aimer de nouveau, et celles de le quitter. Ma faculté de juger n’en est que plus inconsistante… Mercredi matin, à l’aube, devant son bol de café, il a essayé de se souvenir de son rêve, avant de dire “c’est quand même incroyable de ne pas se rappeler des images qui ont été vues deux minutes plus tôt”. J’ai ajouté silencieusement : “surtout quand on se souvient aussi bien d’images qui ont été vues un an plus tôt”.

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